mardi 18 novembre 2025

90 Am - PEUT(-)ÊTRE UN JOURNAL - PENSER EN FORME 4

 

Maître de la légende de Marie-Madeleine, Vierge allaitant l'enfant, vers 1450 - 1499

Si le penser en forme implique vraiment, d'une façon ou l'autre, une impossibilité à fixer un sens quel qu'il soit (ce qu'il nous reste à réfléchir, mais admettons ceci comme valable, au moins momentanément), qu'est-ce qui rétribue le lecteur de son effort de lecture? S'il ne peut retirer aucun sens de sa lecture, pourquoi l'effectuerait-il? 

J'ai pu avancer que l'impossibilité de fixer un sens quel qu'il soit concerne la totalité d'un volume. Cette impossibilité prend sa consistance une fois lue l'intégralité d'un ouvrage relevant du penser en forme. Cela n'implique donc pas que le lecteur ne puisse agripper sa lecture à des effets de sens délivrés par certaines localités du texte. Ainsi, s'il ne comprend pas et ne comprendra pas où va le texte, il peut en accompagner la progression en prenant appui sur des segments de signification. Mais ce ressort est faible. Pourquoi un randonneur continuerait-il de marcher s'il ne sait pas où il va, quand bien même il serait en mesure de prendre du plaisir à la contemplation du paysage et apprécier les auberges d'étape, quand bien même cette expérience prêterait une certaine consistance au sentiment de son existence propre? Pour s'épanouir, un être humain n'a-t-il pas besoin d'éprouver dans un même élan l'instant (contempler un paysage) et la perspective dans laquelle cet instant se présente (contempler un paysage... en allant rendre visite à un ami, ou en réalisant un étude botanique, ou les deux...)? Pour ma part, j'ai le sentiment de vivre pleinement quand, me rendant à un rendez-vous, aussi trivial puisse-t-il sembler, j'arrive à accéder à l'expérience de mon déplacement comme une opportunité en soi de contempler et éprouver le monde tel qu'il se présente. 

On peut aussi identifier un plaisir esthétique de lecture, propre à la littérature et, de manière essentielle, l'abord d'un poème. L'écart que propose la langue littéraire par rapport à l'usage ordinaire procure un contentement, il provoque une intensité. Ceci étant, le penser en forme n'est pas forcément littéraire. Son effort en est proche, en ceci qu'il propose un autre usage de la langue, mais sa forme compte la littérature et ses nombreux genres comme une possibilité parmi d'autres. 
Je sous-entends ici que, si la littérature engage une forme, une forme n'est pas toujours littéraire. Je réalise que je questionne la définition de la littérature. Une définition large comprendrait la littérature pour sa tendance à créer une langue altérée, une autre plus restreinte proposerait d'identifier la littérature à un ensemble de textes aux propriétés particulières. Le penser en forme pourrait répondre à la première, en tant qu'usage, mais serait susceptible de ne pas coïncider avec la seconde, rapportée à la nature de certains textes. 

Pour intéressante que soit cette question de la réception, elle reste finalement plutôt vaine dès lors que je prétends penser cette réception en soi, sans m'appuyer sur l'expérience. Il y a sans doute autant de réceptions que de lecteurs. Trop de variables entrent en jeu pour prétendre à quelques conclusions suffisamment précises sans se référer à des études sérieuses et quantitatives. Ce qui n'est pas mon propos ici. 

Aussi, je propose de nous intéresser à ce que j'ai pu identifier concernant cette question, et cela, depuis ma propre expérience de lecture. Les conclusions seront peut-être modestes et locales, mais elles auront le mérite d'être adossées à une expérience éprouvée et non pas à des spéculations plus ou moins bien linéamentées. 

Je retiens deux aspects de l'expérience de lecture propre au penser en forme, (à vrai dire probablement référable à la lecture de toute littérature, j'y reviendrai): d'abord celui inhérent à ce moment précis où je termine la lecture d'un volume, ensuite celui propre à l'acte de lecture. 

Dans un article précédent, j'ai proposé de situer l'impossibilité de fixer un sens quel qu'il soit, ce qui précisément serait l'objectif du penser en forme, à la fin de la lecture d'un volume. Je souligne ainsi l'importance de ce moment particulier, son enjeu décisif. Quelque chose se passe quand je termine la lecture d'un livre, quelque chose de particulier, intuitif et manifeste. Je le comprends de la sorte: quand le texte se termine, s'amorce une caractéristique fondamentale de ma vie ordinaire. Comme ma vie ordinaire précède forcément la lecture, je précise mon expression: quand le texte se termine, s'amorce de nouveau un trait spécifique de mon existence. Cette proposition implique que l'acte de lecture est une suspension momentanée de cette caractéristique de ma vie ordinaire. Quand j'adhère à un texte, je suis soustrais à une qualité de ma vie. 
Quelle est donc cette caractéristique? Il s'agirait d'un état de sevrage. La vie ordinaire serait identifiable à un certain état de sevrage. La lecture serait un autre état, exclusif à l'état de sevrage. La fin de la lecture serait une réédition du sevrage. Toutefois, cette réédition ne vaudrait pas comme répétition plus ou moins pénible du sevrage, elle vaudrait pour la présentation du sevrage identifié comme ouverture à la possibilité d'inventer la pensée. 

Quelques remarques. Le sevrage est ici compris comme un état propre à la vie ordinaire. Cela implique que le renoncement dont il procède instruit, de manière plus ou moins importante selon les circonstances et les personnes, chaque instant de l'existence. Le sevrage n'est pas simplement un passage. Il est une modalité de la vie parmi d'autres. 
La lecture est elle-même un état. Nous la caractérisons comme cet état qui met en suspens l'état de sevrage. Cela n'implique pas une régression à l'état qui précède le sevrage. Pour le moment, nous affirmerons que la lecture est un dispositif qui réintroduit quelque chose de la tétée sans pour autant impliquer la perte d'autonomie et de réflexivité. 
Ce quelque chose de la tétée devra être identifié en tant que tel. Nous pouvons déjà avancer qu'il s'agit d'un transport depuis l'extérieur vers l'intérieur de la personne lectrice et que ce transport concerne des phrases.
Enfin, l'impossibilité de fixer un sens quel qu'il soit aurait partie liée avec une sorte de franchissement réédité du sevrage.

L'hypothèse est donc la suivante: le lecteur fournirait l'effort nécessaire à une lecture d'un texte relevant du penser en forme parce qu'il y trouverait l'opportunité de suspendre l'état de sevrage et, au terme du livre, de réintroduire l'ouverture qui le caractérise. 

Une objection se présente. Cet état propre à la lecture ne vaut pas que pour le penser en forme. Il est propre à toute littérature. Qu'est-ce qui différencie la littérature et un texte du penser en forme? Autrement dit, tout texte de littérature n'est-il pas un penser en forme? 

Une question: qu'en-est-il de l'auteur, concernant cet état de sevrage, au moment où il écrit?

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Une citation de Vâlmîki, issue de Yoga vasistha : le monde est semblable à l'impression qui reste après qu'on a raconté une histoire. 

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mercredi 5 novembre 2025

89 Am - PEUT(-)ÊTRE UN JOURNAL - PENSER EN FORME 3



Chasseurs dans la neige, Pieter Brueghel L'ancien, 1565



Avant de continuer cette exploration du penser en forme, il me semble important de préciser où je me situe. Quand je cherche à réfléchir sur le penser en forme, je produis des phrases depuis ma place d'auteur. Ce que poursuit mon effort, c'est d'abord ceci: penser ce que je fais. La réflexion n'a de valeur qu'en ce qu'elle permet de relancer la pratique en la formalisant. Elle ne vient qu'après le travail de création, comme un supplément qui interroge, pense et met en doute cette création. 

Cette précision relativise mon geste. Il ne cherche pas à forger une stabilité conceptuelle qui vaudrait en soi. Il instruit une démarche approximative qui ne sait pas ce qu'elle fait et entend bien préserver cette ignorance. Car cette ignorance est le fond depuis lequel s'éprouve la nécessité d'écrire. 

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Je reprends l'affirmation formulée pour la première fois dans le deuxième épisode de cette suite de réflexions: la transitionnalité du penser en forme implique une impossibilité à fixer un sens quel qu'il soit. Admettons ce postulat, malgré qu'il pose d'innombrables problèmes que j'essaierai de recenser et instruire par la suite. 

Il semble aller de soi qu'on poursuit l'effort de lire un texte en vue d'obtenir un certain gain. Ce bénéfice est aisément identifiable si on en distingue la portée selon que l'on s'intéresse à la poésie ou aux autres formes littéraires - nous retiendrons le roman et l'essai par souci de simplification et de concision. 
Il apparaît assez évident que le roman délivre un sens ; ce sens est parfois épais, incertain, voire énigmatique, mais il est présent, il est massivement donné. 
L'essai, en tant qu'exercice propre à la pensée discursive, est fondamentalement arrimé à un sens caractérisé par sa netteté. Après la lecture d'un essai, nous devons être en mesure d'en paraphraser la thèse. Nous pouvons en faire un résumé. 
La poésie, quant à son rapport au sens, pourrait être qualifiée comme cet usage de la langue qui n'arrête pas un sens à son expression. Elle déploie un faisceau de sens possibles, parfois très obscurs, parfois plus aisés. C'est que sa nature vise plutôt l'expérimentation d'un langage extraordinaire que la donne d'un sens. Ceci étant, un poème n'hypothèque pas la question du sens. Il le renvoie simplement à une certaine indétermination. Il le disqualifie au profit d'une langue à l'écart des autres, dont la valeur réside dans sa manifestation même. Ici, la forme est fondamentale. Et cette forme peut produire de la pensée, ou plutôt du pensable, comme le conçoit avec un brio certain mon acrobatique acolyte secret.
Mais qu'en est-il du penser en forme qui m'intéresse?

D'abord, je comprends que le penser en forme que je cherche à saisir semble différer du roman, de l'essai - ce qui n'est guère une surprise en soi -, mais aussi de la poésie - ce à quoi je ne m'attendais pas. Cette différence, nous l'avons déjà dit, tient au fait que le penser en forme n'ouvre pas le sens (comme le fait le poème), il le ferme. 
Essayons de préciser cela. Quand je parle d'une fermeture du sens, il faut comprendre que je parle du sens d'un ouvrage au moment précis où j'en termine la lecture. Ce à quoi je pense, c'est précisément et exclusivement cela. Quand je termine la lecture d'un livre qui travaille à penser en forme, le sens se ferme avec lui. En tant que lecteur, je n'en retire rien de l'ordre d'un sens. 
Cela implique un certain abord de la fabrication d'un texte, abord qui considère un texte comme disparate et minutieusement organisé, à la façon d'une phrase. Chaque partie du texte est comme un terme qui a une fonction grammaticale. Le texte dans sa totalité est conçu selon un effort de syntaxe. Mais cette syntaxe, à l'encontre de son effort ordinaire à l'échelle d'une phrase, poursuit l'horizon d'une clôture du sens à l'échelle du livre. 
Cette impossibilité d'un sens quel qu'il soit, que produit le livre appréhendé dans sa totalité (impossibilité qui m'apparaît ceci étant de plus en plus chimérique...), n'implique donc pas une impossibilité de sens à l'échelle des phrases, paragraphes, chapitres et parties. Cette impossibilité de sens de la phrase, du paragraphe, du chapitre et de la partie, est d'ailleurs probablement un contresens car seul un ouvrage en sa totalité, par les moyens d'une forme très spécifique, peut atteindre cette impossibilité de sens. 

Résumons : Seul un livre appréhendé dans sa totalité relève d'un penser en forme apte à produire l'impossibilité d'un sens quel qu'il soit. 

Prévisions des articles à suivre: 
  • pourquoi est-ce important de produire l'impossibilité d'un sens quel qu'il soit? Pourquoi le penser en forme produirait précisément une sorte de pensée décevante car refusée? Quelle est la fonction de la transitionnalité dans ce processus? 
  • Comment rétribuer le lecteur de son effort si ce n'est pas par quelque chose rapporté, en dernier terme, au sens?
  • Quelle forme spécifique serait susceptible de produire le penser en forme compris comme horizon recherché par le moyen d'un texte disparate valant comme volume clos?
  • Quelle est la nature de la gradation reliant le réel au penser en forme? 
  • Un recueil appréhendé dans sa totalité ne délivre pas un sens: quelle différence avec un texte relevant du penser en forme? 

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dimanche 2 novembre 2025

88 Am - PEUT(-)ÊTRE UN JOURNAL - PENSER EN FORME 2




J'écrivais dans l'article précédent que penser en forme consiste à prolonger le réel. Il n'y aurait pas de rupture entre le réel insaisissable et le penser en forme, mais plutôt une gradation. Ce qui importe, c'est de comprendre qu'ici la pensée n'est pas produite par distanciation ni surplomb, elle est intriquée à l'informulable. 

Le penser en forme nécessite une adaptation des usages d'écriture et de lecture puisque, à vrai dire, il tourne radicalement le dos aux habitudes occidentales de se raconter et fabriquer l'acte de penser. De cette adaptation, que pouvons-nous identifier ou, plutôt, imaginer? 

D'abord, il convient de préciser que la littérature, l'épopée, la poésie, réfléchissent en forme, et ce depuis qu'elles existent. Il n'y a là rien de nouveau. Ce qui change, c'est le type de savoir auquel peut prétendre aujourd'hui la pensée. Il est entendu désormais qu'aucune pensée ne peut prétendre rendre compte de la vérité, ou du réel en son entier. Ce dédit de la pensée en ses prétentions change considérablement la donne pour le penser en forme car, dès lors, il apparaît comme une modalité du penser parfaitement légitime, il peut se présenter en tant qu'outil souhaitable pour produire un certain sens de nos expériences, voire un sens certain en ce qu'il s'enracine dans, et se préserve une ouverture sur l'insensé. Finalement, cette adaptation que j'essaie de penser, serait liée à une prise de conscience. Maintenant que l'écriture en forme sait qu'elle pense efficacement, comment peut-elle envisager sa pratique? 

Ensuite, je l'ai avancé précédemment, le penser en forme me semble avoir une nature transitionnelle qui se déploie entre le non-pensable et le pensable. Ce que je reformulerais ainsi: le penser en forme saisit le non-pensable et le pensable, en même temps, dans une zone intermédiaire: il passe le principe de non-contradiction. (Ceux qui ont lu Winnicott identifieront sans peine tout ce que je dois à son élaboration théorique. Je pourrais aussi citer sans peine Hélène Merlin-Kajman, son ouvrage L'animal ensorcelé.) Cette transitionnalité implique que la langue mise en oeuvre dans le penser en forme déploie une certaine science de l'indécidabilité du sens. Mais cette indécidabilité ne tient pas à des procédés qui ouvrent le sens infiniment, comme la poésie les pratique à l'ordinaire, je pense qu'elle résulte plutôt d'une impossibilité à fixer un sens quel qu'il soit. Je conçois l'énormité d'une telle assertion. Pourtant, elle me semble la plus juste pour qualifier l'effort du penser en forme (ou peut-être son horizon vers lequel se mouvoir). Je m'attellerai à tirer les conséquences formelles d'une telle affirmation dans les articles suivants et, probablement, à la reformuler. Disons pour le moment que le penser en forme ne délivre pas plusieurs sens parmi lesquels le lecteur pourra choisir selon sa sensibilité, son éducation. Le penser en forme n'en délivre aucun. C'est la condition d'une transitionnalité radicale: d'un acte du penser qui ne tourne pas le dos à l'impensable du réel tout en se donnant une chance de déployer une pensée. 

Déployer une pensée n'est pas l'expression la plus juste, il vaudrait mieux sans doute écrire ceci: déployer de la pensée. Car, sans centration sur, ni adossement à l'objet, le penser qui se propose dans le penser en forme est de l'ordre d'une mise en tension d'instances de pensée en mouvement (je ne sais mieux dire pour le moment...), et ceci sans centre, sans sol, sans gravité. 

Pour autant, le penser en forme, puisqu'il est enraciné dans le réel, c'est-à-dire, à bien y réfléchir, dans le corps, dans les éprouvés du corps, reste en ses motifs terre-à-terre, pétri dans une expérience qu'on pourrait possiblement rapportée à chaque être humain. (à reprendre: le penser en forme met en tension des agglomérations formelles, composées d'une matière de langue disparate, elle-même constituée de grumeaux de réel et de mouvements propres à la syntaxe usuelle). 

Je retiens donc ici deux propositions:

  • Le penser en forme a conscience de la légitimité de sa procédure du penser et cela a des effets sur sa pratique.
  • Le penser en forme implique une impossibilité à fixer un sens quel qu'il soit.

Une remarque: le penser en forme conscient de sa capacité de penser travaille à mettre en scène des ruptures. Ces ruptures sont la manifestation formelle de la mise en tension d'éléments divers qu'aucune visée positivement explicable n'organise à priori. Il en va de l'implication du réel dans les prémices de l'entreprise. Pour que ruptures il y ait, il y faut des consistances suffisamment solides.

(à suivre....)



mercredi 29 octobre 2025

87 aM - PEUT(-)ÊTRE UN JOURNAL / PENSER EN FORME 1

 Je réfléchis à un usage de l'écriture qui consisterait à penser en forme. 

Quand on évoque un acte de pensée, il est d'usage d'évoquer un effort que produit l'esprit pour concevoir un objet: l'identifier, le situer dans un contexte, le problématiser, donner des éléments de réponse à la problématisation, discuter ces éléments de réponse... puis recommencer. 

Penser en forme, c'est considérer la pensée, non pas comme rivée à un objet, mais adossée à ce qu'elle ne peut concevoir. Ce non-concevable aura d'abord pour nom le réel. Précisément, ce qui, dans l'expérience, ne se laisse pas fixer comme objet. 

Penser en forme, ce n'est donc pas identifier, définir, problématiser, répondre, ce que l'on pourrait rapporter à une geste de stabilisation du sens. Penser en forme, c'est réaliser un espace potentiel de pensée qui s'ouvre à partir de ce qui fait échec à la pensée. Pour le dire autrement, penser en forme, c'est penser à partir du ratage de toute pensée. C'est prendre acte de ce ratage et chercher à y adhérer - comme un scotch adhère à une surface, comme on avalise une idée, comme on s'implique dans une action. On comprend qu'un tel positionnement est en soi une critique du langage.

Penser en forme serait donc un geste qui vise à prolonger le réel par les moyens de l'écriture. Ce prolongement serait à comprendre comme zone intermédiaire entre le chaos du réel et l'ordonnancement symbolique de la pensée discursive. Penser en forme est une forme de transitionnalité, entre non-pensable et bien pensé. Il s'entend que nous comprenons l'être humain comme évoluant à l'ordinaire dans cette zone, sans pouvoir la formaliser ni l'éprouver esthétiquement. 

La forme est la médiation par laquelle est réalisé ce penser. Constituée de langage, elle se manifeste par des contenus dont l'articulation n'est pas déterminée. Cette indétermination est formellement produite de sorte à être suffisante pour favoriser diverses articulations, mais aussi suffisamment bornée pour intéresser l'effort de liaison du lecteur. Cette limitation pourra être manifestée sur le plan de la thématique des contenus ou sur celui d'un horizon de cohérence formelle. 

Comme la forme est constituée de langage, elle est à la fois médiatrice et productrice du penser. Elle n'est pas simplement l'interface passive par laquelle des contenus sont délivrés et déposés en attente d'être associés par l'effort d'une lecture. La forme, sur le plan qui lui est propre, secrète aussi du penser. Et ce penser est lui-même en attente d'être associé. 

Une remarque: l'écrivain découvre la forme au fur et à mesure qu'il la produit. Il la trouve autant qu'il la crée: c'est le propre de son effort de penser. Le lecteur découvre la forme réalisée. Elle se présente à lui comme une totalité. Pour autant, le lecteur réédite le même type d'effort que l'écrivain: il trouve la forme autant qu'il la crée, il pense en forme. La forme se donne comme totalité inachevée, offerte à un travail de type spéculatif (qu'est-ce que ça veut dire?)

La forme secrète du penser quand elle interagit avec les contenus. C'est-à-dire que la forme suscite du penser quand elle se manifeste en tant que telle, quand elle ne se fait plus oublier. Ici, la poésie semble de toute évidence le genre même de ce travail de la forme. Toutefois, il convient de préciser que ce travail peut être déplacé dans d'autres genres, comme l'essai et le roman par exemple. Tout genre se pense et s'invente dans ses marges. Si la poésie est un genre qui par définition et de manière paradoxale est identifiable comme marge en soi, roman et essai se conçoivent et renouvellent par des déplacements inhérents à la manière du poème. 

Quand la forme s'active, que fait-elle au contenu? Qu'est-ce qui se produit dans le rapport de la forme et du contenu? 
Il me semble que ce rapport dont on pourrait dire qu'il est de support (la forme est le support du contenu), passe sur un autre plan: il s'infinitise. Le rapport de la forme et du contenu commence à échapper dès lors qu'il se manifeste, dès lors qu'il cesse de se faire oublier. Il advient en tant qu'expression d'un sens problématique, qui lui-même ne sera pas définitivement résolu. On comprend que ce rapport verse lui-même dans la transitionnalité, il s'inscrit dans un autre prolongement du réel. 
Quant au contenu, disons qu'il s'attarde. Travaillé par la forme, il perd de sa vitesse, il doute de lui-même et prend une nouvelle consistance, plus flottante, moins déterminé. Il reste à distance du réel mais son assise symbolique tremble. Le contenu se fait poreux. L'on pourrait dire qu'il s'humanise, comme s'il se mettait à parler et qu'il ne savait pas vraiment ce qu'il disait. 

(à suivre...)


mercredi 5 février 2020

86 aM - journal / notes / citation / image / OS Dogwalking / chrono






mercredi 5 février 2020
Aujourd'hui fut un jour oui. Des pensées, elles passent, je les laisse sombrer dans l'oubli, je ne note pas. Pourquoi l'impulsion de noter au fur et à mesure les idées me manque-t-elle désormais? Sinon: ranger la vaisselle dans les placards prévus à cet effet, éplucher et couper et cuire des légumes, les mixer en vue d'établir une substance soupe... Ces gestes ont à voir avec l'inénarrable de la condition humaine. Un type sonne à la porte, il a réparé le toit, il y avait une fuite, je sais bien, mais en fait ce n'est pas réparé, ça va continuer à fuir, cet élan vers l'infini me parle, j'opine du chef, je fais l'être humain quand, à vrai dire, je suis assis quelque part sur une exoplanète et regarde les mots sortir de la bouche de ce monsieur à la manière d'un extraordinaire évènement qui relègue le sens de ces propos au dernier plan. C'est un peu immoral sans doute.

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La nuit, les murs qui bordent la rue sont troués. Des fenêtres et des portes, des portails aussi parfois. La nuit, des seuils restent ainsi, sans plus. Je les longe souvent. C'est comme ça. On le sait.

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Mais là commence un autre livre, -- où se perd le sens et la prétention de celui-ci... 
Francis Ponge, La seine, Tome premier, Gallimard

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Carte de mon nerf rationnel le 23 janvier 1992
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Original Soundtrack dogwalking - playlists en mode aléatoire - promenade du soir.
Olivier Greif, Sonate pour piano N°22 Les plaisirs de Cohérence, Op.319/ II. Tombeau de Monsieur de de Clachaloze
Pixies Where is my mind?
Corelli, Sonate a 3 in B-flat major, Op.1,N°5
Aphex Twin, Next Heap With
Handel, Trio Sonata in D Minor, Op.2 N°1, HWV 386b: III. Andante
UCC Harlo, Palimpsest / Too Near

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J'ai oublié d'enclencher le chronomètre... Mais il est évident que j'ai dépassé les vingt minutes que je m'accorde pour écrire cette page... Ne faudrait-il pas que j'ajoute cinq minutes ?

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lundi 3 février 2020

84 aM - journal / notes / image / OS dogwalking / chrono








lundi 3 février 2020
Aujourd'hui fut aujourd'hui c'est peu dire. À la maison encore. Gardé la petite, grippée, fatiguée, dormante. A. à son boulot, de 8h à 18h. Pommes de terre carottes vapeur, avec des restes, dont poireaux vinaigrette aux saveurs fascinantes. Monopoly. Dogwalking. Il y aurait beaucoup à écrire sur cette entreprise qui consiste à promener son chien trois fois par jour. Des heures plus narratives qu'à l'ordinaire. Sans doute est-ce induit par le caractère minimaliste de la journée: rester à la maison, pas grand chose à entreprendre, on sent le temps se faire alentour, il nous berce, se texture, se mêle aux différentes inclinaisons de la lumière, comme une écharpe existentielle un peu, si je puis dire. Quel luxe inconcevable que cette saisie du temps!

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Le livre Prise de vers de Pierre Vinclair est un ouvrage qui problématise l'illisibilité d'une partie de la création poétique contemporaine, dans une démarche pragmatiste: on essaie de comprendre pour lire et écrire plus en connaissance de cause. Du moins, en ce qui me concerne, l'intérêt que j'y trouve réside là, dans ce plus en connaissance de cause.
C'est assez étrange d'ailleurs de considérer que je travaille à écrire depuis une vingtaine d'années, de façon somme toute assez sérieuse et régulière, sans aucune connaissance en cohérence de la poésie. Cette passion de l'ignorance - ou plutôt du désordre peut-être... - qui m'anime, et que je revendique aussi d'une certaine façon qu'il serait nécessaire d'expliquer, il est temps sans doute d'en border un peu les contours. Ne serait-ce que pour en instruire une autre intensité.

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Les plis du temps me vêtent.

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Original soundtrack dogwalking, (Lecture aléatoire Playlist), promenade du soir :

Painkiller, One-Eyed Pessary
Slowdive, Trellisaze

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Chrono: 23:59:63
4 minutes de trop. La contrainte d'écrire cette page en vingt minutes est-elle irréaliste?

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samedi 1 février 2020

82 aM - journal / note / citation / image / chrono







samedi 1 février 2020
Aujourd'hui fut un aujourd'hui d'hiver tiède. Ma fille malade: grippée. Fièvre de haute volée. Alors on reste à la maison, on fait la garde. Commencé lecture de Prise de vers de Pierre Vinclair: structure de surface (phonique) et structure profonde (sémantique) : ok. Drôle de coïncidence : après avoir lu Logique du pire, où Clément Rosset postule un hasard constituant et par suite un art qui consiste à prélever un agencement dans le hasard généralisé (on ne crée rien, on ne fait qu'ajouter du hasard à du hasard), je découvre dans le travail de Pierre Vinclair que pour Mallarmé le vers nie le hasard; ce qui postule qu'il y a un hasard de reste, accidentel dans un certain monde donné, orienté: un hasard à corriger... Mais si je considère le vers depuis la perspective tragique, comment penser la fusion son/sens qu'opère le vers (fusion qui serait l'opérateur d'évacuation du hasard qui court entre le son et le sens...)? Il y a encore ou de nouveau - je ne sais...- trois exemplaires de l'Introduction à l'ostéonirismologie à la librairie Ombres blanches de Toulouse. 

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Tester le fond psychique d'une personne, c'est parfois accomplir son meurtre. À bon entendeur salut, comme dit le théologien.

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Pour cette raison, on peut aussi, malgré le paradoxe apparent, la nommer une science du rien
Jan Patocka, Qu'est-ce que la phénoménologie?, Millon, p 250

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Une science de vivre avec rien.
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Chronomètre: 18:37:00; contrainte tenue d'écrire cette page en moins de vingt minutes.

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mercredi 29 janvier 2020

80 aM - journal / notes / citation / image / chrono






mercredi 29 janvier 2020
Aujourd'hui fut un jour en bord de route. J'explique à un enfant que je pars plusieurs mois pour écrire.  Je ne serai plus son éducateur jusqu'en septembre prochain. Il écarquille les yeux: "Ecrivain?!" Qu'entend-il par là? Quelle phénoménale image le traverse-t-il? Bien que je ne me présente pas moi-même comme écrivain, je modère un peu les choses en restant fidèle à son énoncé : "Je suis un petit écrivain, il y en a beaucoup tu sais, des petits écrivains." Et je ressens quelque chose de bien dans mon corps. Et ce bien ressenti ce matin, il me semble depuis ridicule et vain. Affreusement inadéquat avec les secrètes, honteuses et rageuses prétentions de petit revanchard blessé qui m'animent. Ne serait-ce pas l'expression inversée d'une aigreur ? La compression adolescente d'un torse de petite envergure issu du no man's land de la petite classe moyenne provinciale ? Fichtre! Certes... mais où la volonté ? Dans quelle aporie se terre-t-elle en ma vie ?

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Lecture de Clément Rosset, logique du pire.
Chapitre TRAGIQUE et HASARD
Quatrième partie du chapitre.
Hasard et philosophie

La philosophie du hasard est une contradiction dans les termes. Le hasard ne se pense pas. Comment penser ce qui ne se pense pas? Pour les philosophes terroristes (tragiques), le hasard ne se démontre pas, il s'affirme au fondement de la pensée.
Détour par Spinoza, pour qui la nécessité n'est pas nécessaire. Ce qui rend ce qui existe nécessaire ne possède pas lui-même la nécessité. La nécessité est un blanc dans le discours, un creux, un vide: ce qu'on pourrait nommer un hasard. 
Au final, les antagonismes, hasard et nécessité, approbation et justification, sont une affaire de sensibilité philosophique.

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Les mains levées vers un point où gronde une
colère robuste. 
Pierre Reverdy, La lucarne Ovale, Théâtre typographique

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- Ah, mais quoi! Ai-je donc laissé la volonté dans ce lotissement de Carcassonne?

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Page écrite en 22:34:12
Deux interruptions pour coucher ma fille dont une à 15:02:14

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mardi 28 janvier 2020

79 a M - journal / notes / citation / image / chrono






mardi 28 janvier 2020
Aujourd'hui fut le jour d'un jour. Gardé ma fille patraque. Vu la fin des Gardiens de la galaxie 2. Pleuré au sacrifice de Yondu. Il y a quelque chose de rare dans ce film ultra formaté: les héros ont peur de se séparer, ils ont peur d'être aimés parce qu'ils ne s'aiment pas eux-mêmes : ils sont carencés et tentent de s'assumer comme tels, ensemble, en formant un groupe de bras cassés, d'esprits brisés. Peut-être peut-on voir là quelque chose de la filiation Trauma du réalisateur James Gunn? Jolie parodie badass de La mort aux trousses aussi (avec une référence subtile à la déjà parodie de cette scène dans le film de Kusturica Arizona dream, jouée par Vincent Gallo, à travers le paysage soudain très désertique et rose) ; faut pas nier cependant : c'est débile - mais jamais la débilité d'un film ne m'a empêché d'y trouver de quoi causer ma sympathie. Ce film est très sympathique. Et d'ailleurs je ne fais pas de différence réelle entre les arts élitistes et les arts populaires. 

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Lecture de Clément Rosset, logique du pire.
Chapitre TRAGIQUE et HASARD
Troisième partie du chapitre.
Hasard, principe de fête: l'état d'exception.

Théorie de l'occasion: tout ce qui arrive est une fête en miniature. (Relier cela avec l'acte créateur: se saisir d'une occasion au moment opportun). Les sophistes: révéler l'enchantement de la succession des exceptions. Fête, féérie. Ce qui existe est une suite d'occasions uniques. 
Deux indifférences liées à l'état de mort (rien qui existe en soi, rien qui soit foncièrement différent d'autre chose: tout est issu du hasard constituant; pas de nature, pas d'êtres). La première indifférence: attendre le hasard à coup sûr puisque tout est hasard: indifférence de la fête. La deuxième indifférence: ne rien attendre, si tout est hasard: indifférence de l'ennui. 
La monotonie est engendrée non par une vision du monde mais par une inversion de l'attente indifférenciée. Là où le tragique reçoit le réel comme succession de nouveautés sans règles (et cette absence de règles fait l'exception de toutes les régions de ce qui existe), motif de jubilation, le non tragique voit l'absence de règles dans la succession de ce qui arrive, règles qu'il attend pour que le monde corresponde aux idées d'ordre et de finalité qui lui semblent nécessaires. Partout le non tragique ne voit que l'absence de ce qu'il pense être vrai et justifié, d'où l'ennui, la monotonie, le chagrin. 

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Midi 
Nu sur le drap
Avec mon visage las, mes mains
Ma poitrine revêche
Sur un drap blanc à midi
Qui transperce les cloisons de béton
Et se répand sur mes chaises, mes chaussures vides
Surpris par une soudaine
Apparition hors d'haleine
Surgie des ans et des secondes d'effroi, je suis nu
Et submergé, un vieil homme
De souvenirs et de formulaires
Et ne connais ni homme ni bête
Dans leur stricte distinction
Ni les bureaux ni les censures
De la raison supérieure
Je déraisonne? Ou au contraire
Est-ce que je me sens vivre
Très loin des réunions préprogrammées
Et des rapports synchronisés
Là, je suis mort, voilà la vérité
Comme vous l'êtes à mes yeux
En ces danses serviles
Qui glacent la chair
Mais je me sens vivre, si loin de tout cela!
C'est la vérité, ô mes congénères
En ce midi soudain
Qui me traverse
Et me vide, en mon absence
Sur un drap blanc
Et me comble de sa lumineuse
Clarté. 
Volker Braun, Poèmes choisis, nrf Poésie/Gallimard
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Chrono: encore oublié de l'arrêter à temps.

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lundi 27 janvier 2020

78 aM - journal / notes / citation / image / chrono






Lundi 27 janvier 2020
Aujourd'hui fut aujourd'hui presque. Ce matin, du temps à écrire. Paragraphe sur l'ostéonirismologie métarelationnelle, courant marginal qui se perpétue encore de nos jours dans l'archipel des Açores sous une forme insulaire particulièrement baroque. Mangé tout seul dans la cuisine, des restes, presque un silence aussi jusque dans un ventre. Trois heures de réunion en pente douce et ensuite. Qu'est-ce que je fais là? Qu'est-ce que je fais là? Annoncé mon départ en congé sabbatique. Me reste dix jours de travail. 

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Lecture de Logique du pire, Clément Rosset.
Chapitre TRAGIQUE et HASARD.
Élément de définition du tragique: Tragique ne désigne rien d'autre que le hasard, si l'on considère le hasard comme constituant, englobant toutes les possibilités de hasard événementiel. Le hasard désigne le caractère impensable de ce qui existe. 

Troisième partie du chapitre.
Hasard, principe de fête: l'état d'exception.
Pas de nature mais des faits généraux. Une généralité est considérée comme une région. Ici, pas de référence, pas de capitale comme centre des régions d'où émergerait une cohérence. Seulement une suite de régions. Les régions se suivent, s'ajoutent les unes aux autres sans principe centralisateur. Il n'y a pas de tout. C'est le régionalisme tragique, différent du régionalisme rationaliste. 
Toute manifestation, régionale ou isolée, est un fait exceptionnel. Pas de critère pour différencier le naturel de l'artifice, le normal de l'exceptionnel. Tout ce qui existe est également exceptionnel. L'état de mort est aussi un état de fête parce qu'état d'exception. 

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Dans ce qui existe, rien qui vive, mais rien non plus qui soit morne. La pensée tragique, qui affirme hasard et non-être, est donc aussi pensée de fête. Ce qui se passe, ce qui existe, est doté de tous les caractères de la fête: irruptions inattendues, exceptionnelles, ne survenant qu'une fois et qu'on ne peut saisir qu'une fois; occasions qui n'existent qu'en un temps, qu'en un lieu, que pour une personne, et dont la saveur unique, non repérable et non répétable, dote chaque instant de la vie des caractères de la fête, du jeu et de la jubilation. 
Clément Rosset, Logique du pire, PUF, p 113

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- Ah, quelle douce vie tragique et festive régie par le hasard constituant!
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Chrono: j'ai oublié d'arrêter le chronomètre à la fin de l'exercice...

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