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| Maître de la légende de Marie-Madeleine, Vierge allaitant l'enfant, vers 1450 - 1499 |
Si le penser en forme implique vraiment, d'une façon ou l'autre, une impossibilité à fixer un sens quel qu'il soit (ce qu'il nous reste à réfléchir, mais admettons ceci comme valable, au moins momentanément), qu'est-ce qui rétribue le lecteur de son effort de lecture? S'il ne peut retirer aucun sens de sa lecture, pourquoi l'effectuerait-il?
J'ai pu avancer que l'impossibilité de fixer un sens quel qu'il soit concerne la totalité d'un volume. Cette impossibilité prend sa consistance une fois lue l'intégralité d'un ouvrage relevant du penser en forme. Cela n'implique donc pas que le lecteur ne puisse agripper sa lecture à des effets de sens délivrés par certaines localités du texte. Ainsi, s'il ne comprend pas et ne comprendra pas où va le texte, il peut en accompagner la progression en prenant appui sur des segments de signification. Mais ce ressort est faible. Pourquoi un randonneur continuerait-il de marcher s'il ne sait pas où il va, quand bien même il serait en mesure de prendre du plaisir à la contemplation du paysage et apprécier les auberges d'étape, quand bien même cette expérience prêterait une certaine consistance au sentiment de son existence propre? Pour s'épanouir, un être humain n'a-t-il pas besoin d'éprouver dans un même élan l'instant (contempler un paysage) et la perspective dans laquelle cet instant se présente (contempler un paysage... en allant rendre visite à un ami, ou en réalisant un étude botanique, ou les deux...)? Pour ma part, j'ai le sentiment de vivre pleinement quand, me rendant à un rendez-vous, aussi trivial puisse-t-il sembler, j'arrive à accéder à l'expérience de mon déplacement comme une opportunité en soi de contempler et éprouver le monde tel qu'il se présente.
On peut aussi identifier un plaisir esthétique de lecture, propre à la littérature et, de manière essentielle, l'abord d'un poème. L'écart que propose la langue littéraire par rapport à l'usage ordinaire procure un contentement, il provoque une intensité. Ceci étant, le penser en forme n'est pas forcément littéraire. Son effort en est proche, en ceci qu'il propose un autre usage de la langue, mais sa forme compte la littérature et ses nombreux genres comme une possibilité parmi d'autres.
Je sous-entends ici que, si la littérature engage une forme, une forme n'est pas toujours littéraire. Je réalise que je questionne la définition de la littérature. Une définition large comprendrait la littérature pour sa tendance à créer une langue altérée, une autre plus restreinte proposerait d'identifier la littérature à un ensemble de textes aux propriétés particulières. Le penser en forme pourrait répondre à la première, en tant qu'usage, mais serait susceptible de ne pas coïncider avec la seconde, rapportée à la nature de certains textes.
Pour intéressante que soit cette question de la réception, elle reste finalement plutôt vaine dès lors que je prétends penser cette réception en soi, sans m'appuyer sur l'expérience. Il y a sans doute autant de réceptions que de lecteurs. Trop de variables entrent en jeu pour prétendre à quelques conclusions suffisamment précises sans se référer à des études sérieuses et quantitatives. Ce qui n'est pas mon propos ici.
Aussi, je propose de nous intéresser à ce que j'ai pu identifier concernant cette question, et cela, depuis ma propre expérience de lecture. Les conclusions seront peut-être modestes et locales, mais elles auront le mérite d'être adossées à une expérience éprouvée et non pas à des spéculations plus ou moins bien linéamentées.
Je retiens deux aspects de l'expérience de lecture propre au penser en forme, (à vrai dire probablement référable à la lecture de toute littérature, j'y reviendrai): d'abord celui inhérent à ce moment précis où je termine la lecture d'un volume, ensuite celui propre à l'acte de lecture.
Dans un article précédent, j'ai proposé de situer l'impossibilité de fixer un sens quel qu'il soit, ce qui précisément serait l'objectif du
penser en forme, à la fin de la lecture d'un volume. Je souligne ainsi l'importance de ce moment particulier, son enjeu décisif. Quelque chose se passe quand je termine la lecture d'un livre, quelque chose de particulier, intuitif et manifeste. Je le comprends de la sorte: quand le texte se termine, s'amorce une caractéristique fondamentale de ma vie ordinaire. Comme ma vie ordinaire précède forcément la lecture, je précise mon expression: quand le texte se termine, s'amorce de nouveau un trait spécifique de mon existence. Cette proposition implique que l'acte de lecture est une suspension momentanée de cette caractéristique de ma vie ordinaire. Quand j'adhère à un texte, je suis soustrais à une qualité de ma vie.
Quelle est donc cette caractéristique? Il s'agirait d'un état de sevrage. La vie ordinaire serait identifiable à un certain état de sevrage. La lecture serait un autre état, exclusif à l'état de sevrage. La fin de la lecture serait une réédition du sevrage. Toutefois, cette réédition ne vaudrait pas comme répétition plus ou moins pénible du sevrage, elle vaudrait pour la présentation du sevrage identifié comme ouverture à la possibilité d'inventer la pensée.
Quelques remarques. Le sevrage est ici compris comme un état propre à la vie ordinaire. Cela implique que le renoncement dont il procède instruit, de manière plus ou moins importante selon les circonstances et les personnes, chaque instant de l'existence. Le sevrage n'est pas simplement un passage. Il est une modalité de la vie parmi d'autres.
La lecture est elle-même un état. Nous la caractérisons comme cet état qui met en suspens l'état de sevrage. Cela n'implique pas une régression à l'état qui précède le sevrage. Pour le moment, nous affirmerons que la lecture est un dispositif qui réintroduit quelque chose de la tétée sans pour autant impliquer la perte d'autonomie et de réflexivité.
Ce quelque chose de la tétée devra être identifié en tant que tel. Nous pouvons déjà avancer qu'il s'agit d'un transport depuis l'extérieur vers l'intérieur de la personne lectrice et que ce transport concerne des phrases.
Enfin, l'impossibilité de fixer un sens quel qu'il soit aurait partie liée avec une sorte de franchissement réédité du sevrage.
L'hypothèse est donc la suivante: le lecteur fournirait l'effort nécessaire à une lecture d'un texte relevant du penser en forme parce qu'il y trouverait l'opportunité de suspendre l'état de sevrage et, au terme du livre, de réintroduire l'ouverture qui le caractérise.
Une objection se présente. Cet état propre à la lecture ne vaut pas que pour le penser en forme. Il est propre à toute littérature. Qu'est-ce qui différencie la littérature et un texte du penser en forme? Autrement dit, tout texte de littérature n'est-il pas un penser en forme?
Une question: qu'en-est-il de l'auteur, concernant cet état de sevrage, au moment où il écrit?
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Une citation de Vâlmîki, issue de Yoga vasistha : le monde est semblable à l'impression qui reste après qu'on a raconté une histoire.
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