J'écrivais dans l'article précédent que penser en forme consiste à prolonger le réel. Il n'y aurait pas de rupture entre le réel insaisissable et le penser en forme, mais plutôt une gradation. Ce qui importe, c'est de comprendre qu'ici la pensée n'est pas produite par distanciation ni surplomb, elle est intriquée à l'informulable.
Le penser en forme nécessite une adaptation des usages d'écriture et de lecture puisque, à vrai dire, il tourne radicalement le dos aux habitudes occidentales de se raconter et fabriquer l'acte de penser. De cette adaptation, que pouvons-nous identifier ou, plutôt, imaginer?
D'abord, il convient de préciser que la littérature, l'épopée, la poésie, réfléchissent en forme, et ce depuis qu'elles existent. Il n'y a là rien de nouveau. Ce qui change, c'est le type de savoir auquel peut prétendre aujourd'hui la pensée. Il est entendu désormais qu'aucune pensée ne peut prétendre rendre compte de la vérité, ou du réel en son entier. Ce dédit de la pensée en ses prétentions change considérablement la donne pour le penser en forme car, dès lors, il apparaît comme une modalité du penser parfaitement légitime, il peut se présenter en tant qu'outil souhaitable pour produire un certain sens de nos expériences, voire un sens certain en ce qu'il s'enracine dans, et se préserve une ouverture sur l'insensé. Finalement, cette adaptation que j'essaie de penser, serait liée à une prise de conscience. Maintenant que l'écriture en forme sait qu'elle pense efficacement, comment peut-elle envisager sa pratique?
Ensuite, je l'ai avancé précédemment, le penser en forme me semble avoir une nature transitionnelle qui se déploie entre le non-pensable et le pensable. Ce que je reformulerais ainsi: le penser en forme saisit le non-pensable et le pensable, en même temps, dans une zone intermédiaire: il passe le principe de non-contradiction. (Ceux qui ont lu Winnicott identifieront sans peine tout ce que je dois à son élaboration théorique. Je pourrais aussi citer sans peine Hélène Merlin-Kajman, son ouvrage L'animal ensorcelé.) Cette transitionnalité implique que la langue mise en oeuvre dans le penser en forme déploie une certaine science de l'indécidabilité du sens. Mais cette indécidabilité ne tient pas à des procédés qui ouvrent le sens infiniment, comme la poésie les pratique à l'ordinaire, je pense qu'elle résulte plutôt d'une impossibilité à fixer un sens quel qu'il soit. Je conçois l'énormité d'une telle assertion. Pourtant, elle me semble la plus juste pour qualifier l'effort du penser en forme (ou peut-être son horizon vers lequel se mouvoir). Je m'attellerai à tirer les conséquences formelles d'une telle affirmation dans les articles suivants et, probablement, à la reformuler. Disons pour le moment que le penser en forme ne délivre pas plusieurs sens parmi lesquels le lecteur pourra choisir selon sa sensibilité, son éducation. Le penser en forme n'en délivre aucun. C'est la condition d'une transitionnalité radicale: d'un acte du penser qui ne tourne pas le dos à l'impensable du réel tout en se donnant une chance de déployer une pensée.
Déployer une pensée n'est pas l'expression la plus juste, il vaudrait mieux sans doute écrire ceci: déployer de la pensée. Car, sans centration sur, ni adossement à l'objet, le penser qui se propose dans le penser en forme est de l'ordre d'une mise en tension d'instances de pensée en mouvement (je ne sais mieux dire pour le moment...), et ceci sans centre, sans sol, sans gravité.
Pour autant, le penser en forme, puisqu'il est enraciné dans le réel, c'est-à-dire, à bien y réfléchir, dans le corps, dans les éprouvés du corps, reste en ses motifs terre-à-terre, pétri dans une expérience qu'on pourrait possiblement rapportée à chaque être humain. (à reprendre: le penser en forme met en tension des agglomérations formelles, composées d'une matière de langue disparate, elle-même constituée de grumeaux de réel et de mouvements propres à la syntaxe usuelle).
Je retiens donc ici deux propositions:
- Le penser en forme a conscience de la légitimité de sa procédure du penser et cela a des effets sur sa pratique.
- Le penser en forme implique une impossibilité à fixer un sens quel qu'il soit.
Une remarque: le penser en forme conscient de sa capacité de penser travaille à mettre en scène des ruptures. Ces ruptures sont la manifestation formelle de la mise en tension d'éléments divers qu'aucune visée positivement explicable n'organise à priori. Il en va de l'implication du réel dans les prémices de l'entreprise. Pour que ruptures il y ait, il y faut des consistances suffisamment solides.
(à suivre....)

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