Je réfléchis à un usage de l'écriture qui consisterait à penser en forme.
Quand on évoque un acte de pensée, il est d'usage d'évoquer un effort que produit l'esprit pour concevoir un objet: l'identifier, le situer dans un contexte, le problématiser, donner des éléments de réponse à la problématisation, discuter ces éléments de réponse... puis recommencer.
Penser en forme, c'est considérer la pensée, non pas comme rivée à un objet, mais adossée à ce qu'elle ne peut concevoir. Ce non-concevable aura d'abord pour nom le réel. Précisément, ce qui, dans l'expérience, ne se laisse pas fixer comme objet.
Penser en forme, ce n'est donc pas identifier, définir, problématiser, répondre, ce que l'on pourrait rapporter à une geste de stabilisation du sens. Penser en forme, c'est réaliser un espace potentiel de pensée qui s'ouvre à partir de ce qui fait échec à la pensée. Pour le dire autrement, penser en forme, c'est penser à partir du ratage de toute pensée. C'est prendre acte de ce ratage et chercher à y adhérer - comme un scotch adhère à une surface, comme on avalise une idée, comme on s'implique dans une action. On comprend qu'un tel positionnement est en soi une critique du langage.
Penser en forme serait donc un geste qui vise à prolonger le réel par les moyens de l'écriture. Ce prolongement serait à comprendre comme zone intermédiaire entre le chaos du réel et l'ordonnancement symbolique de la pensée discursive. Penser en forme est une forme de transitionnalité, entre non-pensable et bien pensé. Il s'entend que nous comprenons l'être humain comme évoluant à l'ordinaire dans cette zone, sans pouvoir la formaliser ni l'éprouver esthétiquement.
La forme est la médiation par laquelle est réalisé ce penser. Constituée de langage, elle se manifeste par des contenus dont l'articulation n'est pas déterminée. Cette indétermination est formellement produite de sorte à être suffisante pour favoriser diverses articulations, mais aussi suffisamment bornée pour intéresser l'effort de liaison du lecteur. Cette limitation pourra être manifestée sur le plan de la thématique des contenus ou sur celui d'un horizon de cohérence formelle.
Comme la forme est constituée de langage, elle est à la fois médiatrice et productrice du penser. Elle n'est pas simplement l'interface passive par laquelle des contenus sont délivrés et déposés en attente d'être associés par l'effort d'une lecture. La forme, sur le plan qui lui est propre, secrète aussi du penser. Et ce penser est lui-même en attente d'être associé.
Une remarque: l'écrivain découvre la forme au fur et à mesure qu'il la produit. Il la trouve autant qu'il la crée: c'est le propre de son effort de penser. Le lecteur découvre la forme réalisée. Elle se présente à lui comme une totalité. Pour autant, le lecteur réédite le même type d'effort que l'écrivain: il trouve la forme autant qu'il la crée, il pense en forme. La forme se donne comme totalité inachevée, offerte à un travail de type spéculatif (qu'est-ce que ça veut dire?)
La forme secrète du penser quand elle interagit avec les contenus. C'est-à-dire que la forme suscite du penser quand elle se manifeste en tant que telle, quand elle ne se fait plus oublier. Ici, la poésie semble de toute évidence le genre même de ce travail de la forme. Toutefois, il convient de préciser que ce travail peut être déplacé dans d'autres genres, comme l'essai et le roman par exemple. Tout genre se pense et s'invente dans ses marges. Si la poésie est un genre qui par définition et de manière paradoxale est identifiable comme marge en soi, roman et essai se conçoivent et renouvellent par des déplacements inhérents à la manière du poème.
(à suivre...)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire