samedi 24 novembre 2018

5 aM




Après de nombreuses tractations avec l'impossible, nous sommes parvenus à ce compromis: l'air continuera de visiter mes poumons -- parce que tel est précisément mon bon plaisir.
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Cheminée d’usine

Si je tiens compte de mes souvenirs personnels, il semble que, dès l’apparition des diverses choses du monde, au cours de la première enfance, pour notre génération, les formes d’architectures terrifiantes étaient beaucoup moins les églises, même les plus monstrueuses, que certaines grandes cheminées d’usine, véritables tuyaux de communication entre le ciel sinistrement sale et la terre boueuse empuantie des quartiers de filatures et de teintureries. 
Aujourd’hui, alors que de très misérables esthètes, en quête de placer leur chlorotique admiration, inventent platement la beauté des usines, la lugubre saleté de ces énormes tentacules m’apparaît d’autant plus écoeurante, les flaques d’eau sous la pluie, à leur pied, dans les terrains vagues, la fumée noire à moitié rabattue par le vent, les monceaux de scories et de mâchefer sont bien les seuls attributs possibles de ces dieux d’un Olympe d’égout et je n’étais pas halluciné lorsque j’étais enfant et que ma terreur me faisaient discerner dans mes épouvantails géants, qui m’attiraient jusqu’à l’angoisse et aussi parfois me faisaient fuir en courant à toutes jambes, la présence d’une effrayante colère, colère qui, pouvais-je m’en douter, allait devenir plus tard ma propre colère, donner un sens à tout ce qui se salissait dans ma tête, et en même temps à tout ce qui, dans les États civilisés, surgit comme la charogne dans un cauchemar. Sans doute je n’ignore pas que la plupart des gens, quand ils aperçoivent des cheminées d’usine, y voient uniquement le signe du travail du genre humain, et jamais la projection atroce du cauchemar qui se développe obscurément dans ce genre humain à la façon d’un cancer: en effet, il est évident qu’en principe, personne ne regarde plus ce qui lui apparaît comme la révélation d’un état de choses violent dans lequel il se trouve pris à partie. A cette manière de voir enfantine et sauvage a été substituée une manière de voir savante qui permet de prendre une cheminée d’usine pour une construction de pierre formant un tuyau destiné à l’évacuation à grande hauteur de fumées, c’est-à-dire pour une abstraction. Or, le seul sens que peut avoir le dictionnaire ici publié est précisément de montrer l’erreur des définitions de ce genre.
Il y a lieu d’insister par exemple sur le fait qu’une cheminée d’usine n’appartient que d’une façon très provisoire à un ordre parfaitement mécanique. A peine s’élève-t-elle vers le premier nuage qui la couvre, à peine la fumée s’enroue-t-elle dans sa gorge qu’elle est déjà la pythonisse des événements les plus violents du monde actuel: au m^me titre il est vrai que chaque grimace de la boue des trottoirs ou du visage humain, que chaque partie d’une agitation immense qui ne s’ordonne pas autrement qu’un rêve ou que le museau velu et inexplicable d’un chien. C’est pourquoi il est plus logique, pour la situer dans un dictionnaire, de s’adresser au petit garçon qu’elle terrifie, au moment où il voit naître d’une façon concrète l’image des immenses, des sinistres convulsions, dans lesquelles toute sa vie se déroulera et non à un technicien nécessairement aveugle.
George Bataille, Oeuvres complètes I, Premiers écrits 1922-1940 , Gallimard, 2007
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je veux pas le laisser tout seul 
ça va être impressionnant 
oui voilà 
tu peux pas pour l'instant il a dit 
que voilà il a dit 
comme en ville c'est très dur oui 
voilà je sais pas non 
non ça se trouve ça où 
dans quel magasin d'accord 
pas de souci 
il va bien très bien je sais 
pas comment il fait mais 
ah d'accord 
je vais financer ça c'est sûr 
vous savez j'ai l'habitude 
y avait confiance j'espère 
il ne va pas les casser quoi 
c'est ce qu'il me dit moi je 
sais pas je peux pas être à côté oui 
oui oui vous inquiétez 
pas oui voilà 
voilà oui le maître il est super 
content d'un seul coup il a sorti 
un quinze sauf les questions bon 
si tu sais pas je peux pas t'aider 
la deuxième fois il s'est fait rouspéter 
par le maître moi 
je peux pas répondre 
il donne de la volonté c'est bien 
d'accord ah oui 
oui c'est pas évident non 
là tu peux 
pas mais là encore 
ah ben c'est ça 
qu'elle fait ses cheveux toute seule 
maintenant je comprends 
j'avais carrément oublié 
de faire des photocopies ça je 
m'en occupe pas si je 
fais une bêtise alors là ça 
veut dire si elle va pas 
à la classe elle va 
ailleurs 
dans une école elle peut rentrer 
au collège normal ça me fait un peu peur 
ah non le psy 
il m'oblige à dire ça 
le collège au collège 
l'autre c'est pas possible 
c'est à cause 
de ça qu'elle attendait 
que je l'appelais
*


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les cendres ont les yeux d’une femme, une femme est encore à connaître, une source fascine dans une femme, un regard d’une femme patiente, mon regard a la patience d’une femme, des planches patientent dans le vent, des planches font un cercueil, des planches font une barque, des planches font une scène, des planches patientent dans un champ de peu, des planches en tas sont dans la patience infinie, des planches pour les phrases sont dans le champ de peu à l’infini, le turn over des explications est infini, le turn over des paroles est infini, l’infini turn over des explications perd sa consistance, le turn over des paroles se délite dans le regard d’une femme, le turn over des paroles se dissout dans le réel, le turn over des savoirs se délite dans le réel, un tissu longe le corps d’une femme, le corps d’un homme est le mien parfois, j’ai un corps de temps à autre, un corps a du temps, un corps n’a pas de temps, du temps gicle dans le corps, du temps fait le corps, le corps manifeste du temps, un corps manifeste le temps, j’ai un corps de temps en temps, j’ai un corps dans l’épaisseur du temps, une épaisseur me tient parfois, le poids est la gloire de l’épaisseur, l’épaisseur fait le poids dans la narration du temps, l’épaisseur consiste dans la narration du temps, la narration du temps manifeste un corps, je m’allonge dans un corps de la liste, je suis une ligne dans le corps de la liste, je ponctue une ligne dans le corps de la liste, je suis un passage à la ligne dans le corps de la liste, je m’assoupis dans le corps de la liste, je hurle dans le corps de la liste, je fais l’amour dans le corps de la liste, j’éjacule dans le corps de la liste, je regarde l’anus du corps de la liste, je regarde la bouche du corps de la liste, j’explore le corps de la liste, la liste est infinie, la liste est le vent dans l’épaisseur du corps,
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Ma note de lecture du livre de Pierre Vinclair, Le Cours des choses, sur Poezibao;
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Je suis venu à l'écriture, et particulièrement à celle des poèmes, par la douleur. Ce n'est pas une rencontre, ce n'est pas un enseignement, ce n'est pas une émulation de groupe. Ecrire fut un engagement pour circonscrire la douleur et pour l'honorer en tant qu'un visage possible de mon existence. En ce sens, le soin, compris dans la signification authentique d'un souci de soi et des autres, est le volume dans lequel peut l'écriture à mon nom. Hors ce volume, j'en reviens à de moindres nécessités, à de moindres expériences. Le sacrifice exigé par la pratique de l'écriture s'en trouve infondé. Mieux vaut aller boire un verre avec les amis, mieux vaut prendre la main de l'aimée.
Ce dont je parle à vrai dire, c'est d'un savoir qui m'appartient en propre: un duramen existentiel sur lequel buter, à partir duquel travailler et devenir fou. D'une folie sage et parcimonieuse, si précieuse, si tranquille, d'une folie qui décline les offres théoriques, et consiste.
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