jeudi 16 janvier 2014

414 - peut(-)être un journal









L'automne a laissé tomber. 

*

Douze ans. 
Cet âge nullissime où la grâce est pléthorique. Une grâce sans saveur, banale et inquiétante. Mais quel regard posé sur le monde, quand en VTT on fait le tour de la cité de Carcassonne! Nul moment n'a à ce jour égalé ces instants de pure vie parfaitement fades, en terme de vérité quant à soi. La lumière avait un goût de vache qui rit. Le merveilleux logeait dans le moindre à tout endroit, sous une pellicule de petit sperme pubère. L'intensité de vivre n'avait d'égal qu'un étrange impensé de style lactescent. (C'est bien de cela, de cet âge et de son monde dont se préoccupe, film après film, Wes Anderson.)
Le narrateur des Balises a douze ans, il est mon génie, la petite voix dans la lampe.

*

Le Voyage à mazamet s'intitule donc Ma mère est lamentable. C'est, je crois, un récit en poésie, comme on voyage en voiture, ou en songe.  

*


On dit, c'est devenu un lieu commun de la psychanalyse, que pour donner au lecteur qui n'a pas fait l'expérience du divan, et aussi à celui qui l'a faite, que pour lui donner l'idée de ce qu'est le transfert - parce dans la cure le transfert ne se dit pas en mots -, on dit qu'il faut romancer ce qui s'est passé, écrire de la fiction, mettre-là des mots qui ne sont pas à leur place et qui vont déplacer ou dépayser ce dont il s'agit. On rendrait mieux ce qui a eu lieu en le dépaysant, voire en l'inventant. Ce n'est pas ainsi. Il ne s'agit pas d'inventer, mais de laisser en soi-même les choses s'inventer. Il s'agit de faire confiance à la manière défensive du récit, qui n'est pas la manière défensive de la fiction. Le récit a affaire à ce qui se refuse. Il avance avec, en vue, la réticence - cette réticence qui est, pour Pierre Bergounioux, le fonds essentiel de la sagesse. 
Michel Gribinsky, Qu'est-ce qu'une place, Editions de l'Olivier, p 18

*

métro - heure de pointe - j'entends - pleurer - des nourrissons - dans le corps assis debout - des gens qui naissent - encore et encore - cette larme qui les prédit - dans les yeux hors des yeux -  je vois le jour se défaire - répandre - un mensonge et puis un autre - c'est le grand rire - du vif - cruel - ciel cruel - si loin

*

un sanglot 
des ornières
givre fiévreux
- je marche dans le froid d'un petit matin - heureux comme l'intime fressure d'un vent hyalin

*

heureux moment - la vie des autres prend le dessus - et pourtant - je l'ai trahie - allonger ses quelques mots - sur ma couche

*


*

j'ai souvent mieux à faire que de me manifester. Disparaître notamment. Et disparaître en écrivant. Agir me semble du temps perdu pour la néantisation de soi. C'est assez problématique ce point de vue. J'y perd le sens, non pas de ma vie, mais de ma vie partagée avec ceux que j'aime, c'est-à-dire de ma vie. Alors, aujourd'hui, j'ai décidé de faire quelque chose, de parapher le monde avec un acte de mon cru. J'ai ramassé les belles feuilles de l'érable japonais et je les ai colligées dans une assiette blanche. J'ai eu le trac. J'ai eu peur de m'avancer de la sorte dans une activité si concrète. Si j'ai fait cela, que rien ne permet pas d'accomplir, que nul impossible n'empêche - et c'est bien cette qualité qui m'effraie - c'est d'abord pour ma compagne et ma fille, pour agrémenter notre salon d'une touche de couleur automnale, c'est ensuite pour ce travail d'écriture que je mène maintenant. Ainsi les motifs se mêlent, s'agencent et, pour une fois, s'équilibrent. Je n'aurais pas seulement vécu, aujourd'hui, pour fuir ma vie, je n'aurais pas seulement opposé un non au fait de mon existence, j'aurais aussi acquiescé. Je regarde les feuilles de l'érable, elles murmurent ce oui que je n'ose prononcer de peur que me foudroient les fantômes.

*

comme une sorte d'épuisement de la culpabilité? - je n'aurais rien fait - pour - c'est pour cela - peut(-)être - on respire - un peu - mais bon

*

mail assurance - diverses tâches - téléphoner dermato - quelques trucs encore 

*

Je crois que plus je deviens moi, pour autant que cela puisse signifier quelque chose, plus je deviens une sorte de femme, j'ai dit.
Tiens, il a dit, se levant, mettant ainsi fin à la séance. Je me suis redressé, assis sur le divan, quelque peu abasourdi, dans une morne exaltation ou quelque chose d'approchant. Il m'a regardé, il a ajouté, il existe plusieurs sortes de femme?
Je n'ai rien dit. De plus.

Dans la chambre d'impuissance, où la vie fait écho, je me dis, rigoureusement fidèle à mon fantasme, si tristement fidèle à quoi que ce soit de mon psychisme: 
oui, l'homme est une sorte de femme - dans la nuit homicide - homme-ici-deux...  - l'écho révèle - comme un chant prophétique - "une fois j'ai parlé, deux fois tu as entendu" as-tu lu jadis dans la Bible

*

ce soir j'ai fait des crottes de lapin, ce n'est pas la première ni la dernière fois. je me sens un peu humilié. Mais pas assez pour l'écrire.

*

nuit - ville - une opposition - on piétine - devenir la fatigue du vent - ce lambeau de plastique qui susurre - à l'arrêt de bus - le bus démarre - sans le contrevenant et son petit enfant - on les voit - partir à pied

*

matin - je m'habille - ces gestes de toute la vie - de tous les jours - quelle présence de l'ombre dans ce menu remuement de l'ordinaire - quels détails pour relever révéler la merveille étonnante - joie du sentir-être-là - soutenir sa place je veux dire ce passage de marge en marge - au plus proche - la terre battue du souffle - les mains doivent penser - encore et encore - en amont

*

j'imagine qu'une interdiction auteurise son sujet

*

associer les mots au fur et à mesure que je me tais - et s'ouvre un panorama - non pas une vue - mais une intensité - un paysage si dense - que simple pli - une verticale de plis - traverse le corps et l'assoit dans la fuite en cours - le trône - cet arrière-goût - rien à voir - une vision vraiment visuelle je veux dire de l'ordre de la saveur 

*

Un manager de culture latine est soit une victime, soit un pervers. C'est tout le drame de l'Europe du sud. 

*


Le moi autre qui habite cette autre vie, celle qui s’invente, indépendamment de mes soucis, au-delà des portes de corne et d’ivoire, est mené par sa barque au-dessus de mes naufrages. [...] Je remarque : dans l’autre vie, où c’est l’autre moi libre de moi qui agit, la mort, qui infecte ma vie réelle, n’est pas. C’est à ce merveilleux détrônement de la mort, à cette mort de la mort, que je reconnais l’irréalité de ce séjour où il n’y pas de temps. Du côté de l’immortalité, quand je m’y trouve, la mort n’enlève pas la vie aux morts. Il y a un prix à ce bonheur qui ne connait aucune des cruelles lois diurnes, et qui ne souffre pas de l’oubli, ni d’aucun des interdits qui font la police de nos existences : il y a la terrible violence de la grâce. On ne l’a jamais. On ne l’a jamais. On le voudrait en vain. Il est donné d’un coup et d’un autre coup retiré. Il frappe, accorde et reprend. Dans ce pays on tombe, de ce pays on est expulsé, en état d’involonté.
Hélène Cixous, Le détrônement de la mort: Journal du chapitre Los, Quinzaine Littéraire, 
1er au 15 janvier 2014, n°1096, p16, 
cité par Florence Trocmé (@Poezibao) dans son si riche flotoir, ici.

Cette invonlonté oui, c'est ça, c'est si bien dit.

*

Marcher sous la pluie, pas trop longtemps, pour se rendre à l'arrêt de bus par exemple, c'est comme arpenter un éclat de vie, c'est comme être coiffé d'un diadème dilué, dans l'exigence d'un instant qui existe, une fois, et n'insiste plus dès lors qu'il est passé, fidèle en cela à l'épaisse densité de son apparition.

*

Je vois de plus en plus la dimension inévidente des situations quotidiennes, qui nous impliquent, nous, les gens. C'est comme un rêve. Nul salut là, seulement le fruit d'un travail poétique: un dépaysement.
La sagesse, c'est peut-être une réticence, c'est sans doute, aussi, un dépaysement.

*

Dans la cour de récréation les arbres se sont alignés distraitement et un enfant qu'en mon for intérieur j'appelle le petit prince lit par dessus mon épaule.

*

des oeufs à la coq 

*

La cerise, elle est drôlement sucrée comme le poulet.

*

dimanche - au matin - vers la boulangerie - brume dans les platanes - comme des pensées faites espace - impression douce d'une connivence entre la forme de mes pensées et ces branches nues dans la nue légère - je chemine - sous les arborescences embrumées - le soleil s'apaise dans ce duvet bienveillant - cette ouate dont je suis

*





Les feuilles rêvent depuis l'autre rive.

***










1 commentaire:

Alfonse a dit…

Bonsoir,
'Passacaille' et 'L'Apocryphe' de Robert Pinget vous enchanteraient, si ce n'est déjà fait.