vendredi 28 juin 2013

364 - peut(-)être un journal





L'homme n'est pas un fait.
Il y a un fait en lui auquel il ne se réduit pas.
Et ce qui est un fait en lui tend plutôt à le contredire.
L'homme est une tension entre le fait qu'il y a en lui et l'expérience en cours qu'il est.
Si l'homme s'identifie à ce qui en lui est fait, il se perd, il est un homme fait (comme un rat).


J'aime bien faire le métier d'éducateur. C'est un de ces rares métiers où il ne faut pas être compétent. Parce que la personne en souffrance trouve à loger sa singularité d'abord dans les manques de l'éducateur. A condition bien entendu que ces manques-là soient ouverts, disponibles, bien nettoyés, accueillants, conviviaux. A condition donc que l'éducateur puisse faire don de ses blessures. C'est là sa seule compétence nécessaire. C'est pourquoi je crois que le métier d'éducateur est une noble activité. Et qu'il est en train de disparaître au profit d'un ensemble de compétences certifiées et évaluables qui ne prennent pas en compte cet aspect existentiel essentiel de notre fonction.
Notre fonction qui doit beaucoup, par là même, à la poésie. Comme subversion de la bonne santé.

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Deux lignes jaunes, un sens interdit et un appareil photo.

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J'ai entendu ça dans la cour de récréation de l'école primaire où je travaille. Deux filles se parlent. Abdelrahmane, il a dit qu'il allait t'empaler dans les toilettes. Elles rigolent. Il a dit ça!  Elles rigolent. Ah! l'innocence des enfants, me dis-je en m'éloignant vers le beau potager qui se dresse au fond de la cour. Il est temps de considérer l'évolution des pieds de tomate qu'ont planté les animateurs du Centre de loisir.

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Extrait de M.E.R.E - 6.
J'ai besoin de relire ça de temps à autre pour me rappeler ce que j'entreprends:


Comment mettre en mots ce qui se présente comme négativité? 
Je me propose, à défaut de pouvoir entreprendre quoi que ce soit d'autres, de quadriller ce territoire du vide, de le jalonner avec des balises de mots, d'y injecter une matière de texte dont l'office ne serait pas de remplir ni d'annuler la vacuité mais, dans un tout autre domaine, de donner consistance à mon obéissance. Il s'agirait de servir ce trou dans ma mémoire, ce trou dans ma langue, en respectant sa sauvagerie à la source de laquelle je me nourris, sa radicalité qui me prête son énergie.
Par balise, je conçois un court texte poétique que se disputent trois sujets différents: le rêve de New York, les Camps, le non-évènement. Le rêve de New York a déclenché ce travail; les Camps constituent l'univers littéraire dans lequel j'ai trouvé à m'identifier et me raconter; le non-évènement provoque l'entreprise. L'équilibre de ma recherche repose sur ce trépied. 
Une balise est à l'ordinaire un dispositif de signalisation qui indique un chemin à suivre, un danger à éviter, en mer ou sur terre. Le territoire qui m'intéresse a cette particularité qu'il est un espace qui n'a d'existence que sa représentation. Les balises ne signalent pas un péril, elles n'indiquent pas une voie, elles donnent un visage possible au vide de mémoire, dont la conformation demeure en tout subordonnée à ma capacité de sujétion à l'injonction du rêve de New York. Elles ouvrent et ferment, un peu à la manière de marqueurs HTML, l'inénarrable du non-évènement, pour lui prêter une forme donc, mais aussi pour renforcer son efficace, servir sa cause et lui rendre une sorte d'hommage. 

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J'ai écrit la seizième balise. Je suis exactement à la moitié du chemin. Il y est question d'écriture, de tatouage. Pour la première fois est évoquée l'inscription des lettres que trace le vieux sur mon avant-bras dans le rêve de New York. Ces lettres sont elles-mêmes les balises que je suis en train d'écrire. Il y a là une mise en abîme. Le rêve est évoqué comme évoquant mon travail: cette mise en oeuvre des balises, ce marquage des lettres dans un repère orthonormé destiné à être effacé, comme on enlève un échafaudage à la fin du chantier. 

Dans le texte, je fais référence au seuil, au passage. Le tatouage est un seuil. Je ne cherche pas à lever le voile. Ce serait peine perdue. Je cherche à baliser ce qui s'est passé sans avoir lieu dans ma vie. Le trauma: l'inarticulable. C'est une façon de témoigner du trauma, comme quelque chose qu'on ne dépasse pas, qu'on aménage et retourne pour en faire du sang neuf.

Sur le blog dédié à la lecture de ces balises (à construire encore...), la première page présentera le tatouage, chaque lettre étant un lien vers le texte correspondant. Le tatouage aura bien une fonction d'opérateur portant le lecteur vers le territoire du vide, cet espace dessiné entre chaque balise (le temps de chargement de la page suivante?).
Je paie un demi à qui à compris quelque chose à ce charabia.

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C'est que l'individu de la classe moyenne, qu'ici nous sommes tous par une part de nous-mêmes, désire persévérer dans le monde tel qu'il est, pourvu que le capitalisme lui propose une autorité moins despotique, plus consensuelle, et une corruption mieux réglée, dont il pourra participer sans même avoir à s'en rendre compte. C'est peut-être la meilleure définition de la classe moyenne contemporaine: participer naïvement à la formidable corruption inégalitaire du capitalisme, sans avoir même à le savoir. D'autres en très petit nombre, et placés plus haut, le sauront pour elle.


Alain Badiou, Pornographie du temps présent, P 42, (5 euros), Fayard/France Culture,


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Comment approcher la Liberté, le Peuple, la Vertu, et comment les aimer si on les magnifie! Si on les rend intouchables? Il faut les laisser dans leur réalité vivante. Qu'on prépare des poèmes et des images, non qui comblent mais qui énervent.


Jean Genet, Le balcon, cité par A. Badiou

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Chantier du crépuscule