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| Chasseurs dans la neige, Pieter Brueghel L'ancien, 1565 |
Avant de continuer cette exploration du penser en forme, il me semble important de préciser où je me situe. Quand je cherche à réfléchir sur le penser en forme, je produis des phrases depuis ma place d'auteur. Ce que poursuit mon effort, c'est d'abord ceci: penser ce que je fais. La réflexion n'a de valeur qu'en ce qu'elle permet de relancer la pratique en la formalisant. Elle ne vient qu'après le travail de création, comme un supplément qui interroge, pense et met en doute cette création.
Cette précision relativise mon geste. Il ne cherche pas à forger une stabilité conceptuelle qui vaudrait en soi. Il instruit une démarche approximative qui ne sait pas ce qu'elle fait et entend bien préserver cette ignorance. Car cette ignorance est le fond depuis lequel s'éprouve la nécessité d'écrire.
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Je reprends l'affirmation formulée pour la première fois dans le deuxième épisode de cette suite de réflexions: la transitionnalité du penser en forme implique une impossibilité à fixer un sens quel qu'il soit. Admettons ce postulat, malgré qu'il pose d'innombrables problèmes que j'essaierai de recenser et instruire par la suite.
Il semble aller de soi qu'on poursuit l'effort de lire un texte en vue d'obtenir un certain gain. Ce bénéfice est aisément identifiable si on en distingue la portée selon que l'on s'intéresse à la poésie ou aux autres formes littéraires - nous retiendrons le roman et l'essai par souci de simplification et de concision.
Il apparaît assez évident que le roman délivre un sens ; ce sens est parfois épais, incertain, voire énigmatique, mais il est présent, il est massivement donné.
L'essai, en tant qu'exercice propre à la pensée discursive, est fondamentalement arrimé à un sens caractérisé par sa netteté. Après la lecture d'un essai, nous devons être en mesure d'en paraphraser la thèse. Nous pouvons en faire un résumé.
La poésie, quant à son rapport au sens, pourrait être qualifiée comme cet usage de la langue qui n'arrête pas un sens à son expression. Elle déploie un faisceau de sens possibles, parfois très obscurs, parfois plus aisés. C'est que sa nature vise plutôt l'expérimentation d'un langage extraordinaire que la donne d'un sens. Ceci étant, un poème n'hypothèque pas la question du sens. Il le renvoie simplement à une certaine indétermination. Il le disqualifie au profit d'une langue à l'écart des autres, dont la valeur réside dans sa manifestation même. Ici, la forme est fondamentale. Et cette forme peut produire de la pensée, ou plutôt du pensable, comme le conçoit avec un brio certain mon acrobatique acolyte secret.
Mais qu'en est-il du penser en forme qui m'intéresse?
D'abord, je comprends que le penser en forme que je cherche à saisir semble différer du roman, de l'essai - ce qui n'est guère une surprise en soi -, mais aussi de la poésie - ce à quoi je ne m'attendais pas. Cette différence, nous l'avons déjà dit, tient au fait que le penser en forme n'ouvre pas le sens (comme le fait le poème), il le ferme.
Essayons de préciser cela. Quand je parle d'une fermeture du sens, il faut comprendre que je parle du sens d'un ouvrage au moment précis où j'en termine la lecture. Ce à quoi je pense, c'est précisément et exclusivement cela. Quand je termine la lecture d'un livre qui travaille à penser en forme, le sens se ferme avec lui. En tant que lecteur, je n'en retire rien de l'ordre d'un sens.
Cela implique un certain abord de la fabrication d'un texte, abord qui considère un texte comme disparate et minutieusement organisé, à la façon d'une phrase. Chaque partie du texte est comme un terme qui a une fonction grammaticale. Le texte dans sa totalité est conçu selon un effort de syntaxe. Mais cette syntaxe, à l'encontre de son effort ordinaire à l'échelle d'une phrase, poursuit l'horizon d'une clôture du sens à l'échelle du livre.
Cette impossibilité d'un sens quel qu'il soit, que produit le livre appréhendé dans sa totalité (impossibilité qui m'apparaît ceci étant de plus en plus chimérique...), n'implique donc pas une impossibilité de sens à l'échelle des phrases, paragraphes, chapitres et parties. Cette impossibilité de sens de la phrase, du paragraphe, du chapitre et de la partie, est d'ailleurs probablement un contresens car seul un ouvrage en sa totalité, par les moyens d'une forme très spécifique, peut atteindre cette impossibilité de sens.
Résumons : Seul un livre appréhendé dans sa totalité relève d'un penser en forme apte à produire l'impossibilité d'un sens quel qu'il soit.
Prévisions des articles à suivre:
- pourquoi est-ce important de produire l'impossibilité d'un sens quel qu'il soit? Pourquoi le penser en forme produirait précisément une sorte de pensée décevante car refusée? Quelle est la fonction de la transitionnalité dans ce processus?
- Comment rétribuer le lecteur de son effort si ce n'est pas par quelque chose rapporté, en dernier terme, au sens?
- Quelle forme spécifique serait susceptible de produire le penser en forme compris comme horizon recherché par le moyen d'un texte disparate valant comme volume clos?
- Quelle est la nature de la gradation reliant le réel au penser en forme?
- Un recueil appréhendé dans sa totalité ne délivre pas un sens: quelle différence avec un texte relevant du penser en forme?
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