vendredi 4 avril 2014

434 - L'ombre-limbe







"A l'aube les voix se fermeront."





« Charbonneuses ! », crient les voix qui cognent à la porte, comme tous les soirs. A l'heure des lourds carillons, entre l'étourdissement, les mots des intrus s'agglutinent, en quarterons de viande. "L'ombre-limbe", entends-tu, puis "l'ombilimbe", tu voudrais les épointer, mais les sons ne te parviennent que voilés. A l'aube les voix s'éteindront dans le hall, comme si elles coagulaient. Tu imagines les intrus masqués et vêtus de justaucorps noirs, en train de gueuler.

La nuit les mots sortent du ventre, émules ouverts, avant de mordre la poussière. La nuit je sème.

Tu te souviens des draps noués avec lesquels tu t'enrouais, cherchant à fuir par le velux — la contorsion comme syntaxe, et le passage d'un temps à l'autre, étaient ta seule passion. Une conversation dans l'oreiller : « Je suis ce tu qui l'ouvre quand on me dit de la fermer. Et tue moi. » Une femme s'est endormie à tes côtés, en chien de fusil, mais la soie qui sort d'elle ne te dit rien qui vaille. La veille pourtant vous glougloutiez, indifférents au temps qui file. Vos conversations étaient chargées de contre-sens et mots rares, les mixtures aidant, et l'alambic.

« Argileuses ! », hurlent les voix de plus belle, faisant grincer les loquets. Je me redresse péniblement, cherchant l'abat-jour, mais la femme murmure quelque chose, et tu retournes à la pénombre. "Laisse tomber. La sombre clique." À cette heure tu n'es qu'un creux au milieu d'une moulure — le type d'entaille qu'on distingue, parfois, sur les retables. 

Avant la dépression, le molinosisme a longtemps été ta tasse de thé, mais l'histoire s'est mal finie. Tu t'es mis à boire.

Tu entends : « Dégriffe-moi. » Tu n'es pas sûr. « Enlève ma peau. » Un bégaiement, puis le bruit étouffé d'un scooter, sur la place du lotissement. Tu t'enquiers : "Hein?" A force de ne pas comprendre les messages les plus simples, on t'a radié des listes : "Hein?" Elle te sourit, je m'accroche à ses hanches, tel un chat. "C'est à moi ce pli ?" Mes doigts et ceux de cette femme, couverts d'une solution crayeuse — la limaille d'un verbe, qu'il faudrait aimanter pour revenir aux temps perdus. 

Au bout d'un moment, tu t'entends dire : "Je suis encore là." La nuit j'épluche.

"Ombreuses" — elles n'en démordent pas, chaque soir la même affaire, les voix, à te harceler. En quête de ce point où les mots perdent toute épaisseur — un métier à tisser qui convertirait les termes les plus compliqués en œillets transparents. "Oui. C'est à toi." La femme parle dans son sommeil, prise parfois d'un léger tremblement. Tu captes quelques mots, inconnus, comme "ombysse", ou "chombre-bique", et cherche à les noter, mais le sommeil gagne. Ce sont les groupuscules d'une grammaire à venir. 

Nos mains cousues sur l'or d'une étoffe imprononçable : « Glouglou ». Au lever du jour ne reste qu'un gouffre noir de fuligines, comme un rêve qui dépasse. L'on s'y perd, longs et crus, avant de boire un chocolat chaud, puis les voix s'éloignent : "Nombrils qu'on dénombre." La nuit de chaux, et ce pavillon de banlieue qui te sert de tête, où j'entre par une porte oculifère.





_______________





Pour cet échange, Gnoir (@gnoir) m'a proposé d'écrire à partir du mot ombilic. Je suis t
rès content de recevoir aujourd'hui son texte onirique, fourmillant, nocturne et baroque. Vous pouvez prolonger le plaisir de la lecture de son travail sur son site et prendre connaissance de mon texte ici.



_____

François Bon Tiers Livre et Jérôme Denis Scriptopolis sont à l’initiative d’un projet de vases communicants: Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.  .

La liste complète des participants aux échanges est établie par Brigitte Célérier
Grand merci à elle.












1 commentaire:

Dominique Hasselmann a dit…

Le pavillon (pour boucler) est une sorte de médaillon dans la tête, il me semble.