Imre Kertesz affirme dans un entretien qui a donné lieu à un beau livre qu'Auschwitz - entendons ici le processus industriel global de destruction des populations essentiellement juives de notre vieux continent - est un traumatisme dans la culture européenne. Il avance qu'il faut considérer Auschwitz comme "l'objet à partir duquel rayonne une possibilité de catharsis." La valeur d'une telle posture serait d'établir "une sorte de rapport vivant avec lui." Pour le prix Nobel hongrois, nous sommes donc invités, en tant qu'européens - par là-même concernés, je dirais même causés, qu'on le veuille ou non, par Auschwitz - à travailler à partir de ce foyer traumatique pour établir d'abord, entretenir ensuite, un lien énergique avec cette douleur de notre culture.
L'Europe est comme un corps qui se serait amputé lui-même d'un membre. Les nazis, quoi qu'on en dise, ont, de ce point de vue, gagné la guerre. Il ne reste quasiment plus de juifs, au regard de la population présente avant la Seconde Guerre mondiale, sur le sol qui a vu naître Maïmonide, Rabbi Israël ben Eliezer, Spinoza, Kafka, Freud, Canetti ou encore Benjamin et Lévinas. C'est une absence massive qui, je crois, nous hante et nous détermine bien plus que nous ne le pensons, et pour cause: le propre d'un refoulement n'est-il pas d'occulter son objet à notre conscience, objet qui par là-même prend une importance fondamentale dans notre quotidien en ce qu'il l'influence en sous-main, malgré nous?
J'ai pour ma part vécu un drame, banal dans son fait, hallucinant dans mon expérience, qui peut se dire en peu de mots: ma mère est morte d'un cancer du sein au début des années quatre-vingt-dix.
Dix ans plus tard, peu après le passage au millénaire suivant, j'ai commencé à écrire sans trop savoir ce que je faisais et à lire des témoignages de survivants des camps de la mort. Ces deux activités sont concomitantes, elles se nourrissent et s'influencent l'une l'autre. Si, à l'époque, j'aurais été incapable de discerner et encore moins d'expliquer cette synergie, je crois aujourd'hui pouvoir produire un début d'analyse.
Il y a, pour moi, une proximité évidente entre le vécu des déportés et celui du jeune adolescent endeuillé que j'ai été. Je ne parle pas de fait. Je reste ici dans la sphère la plus subjective. Je parle d'expérience, de transport émotionnel, de psychisme et de corps. Je parle d'identification, de ce processus par lequel un humain se construit des références qui lui permettent, année après année, de porter le traumatisme, sinon jusqu'à l'explication, du moins l'entendement, c'est-à-dire une mise en récit de son histoire.
Quand je lis Primo-Levi, Antelme, Kertesz, Wiesel qui affirment qu'il n'y a pas de mots pour rendre compte de cette réalité des camps, quand j'entends que la vie au lager obéit à une logique absurde et destructrice, quand j'apprends que, même vivants, beaucoup y étaient déjà morts, je trouve un précédent à ce que j'ai traversé. Ces textes à priori si éloignés de moi, qui ne suis pas contemporain de ces évènements, ni juif, ni victime d'un doctrine raciste, ni spolié, ni déplacé, ni battu, ni humilié, qui ai vécu une épreuve, bien que précoce, somme toute normale dans la vie d'un homme, et surtout incommensurablement moins pénible, ces textes m'ouvrent à une compréhension de moi-même.
La mort de ma mère, je l'ai reçue comme une absurdité, un formidable non-sens que rien n'aurait pu entamer. Cette mort était une disparition trop massive qui excédait mes capacités. Elle emportait un pan énorme de ma personnalité, si l'on comprend la personnalité comme l'ensemble constitué des relations avec autrui qui l'anime. Une personne ne trouve-t-elle pas sa substance dans les liens qu'elle entretient, qu'elle habite? L'usage veut que nous disions avoir des relations, pour ma part je crois plus juste d'affirmer être des relations.
Sans ma mère, dans ce jeune âge qui était le mien, c'est de moi-même dont je me trouvais ôté. Hors de portée de ma propre vie, mis en demeure de survivre dans un lieu incompréhensible et me faisant violence, celui des humains vivants, quand moi j'étais déjà mort et par conséquent sans avenir. En d'autres termes, la mort de ma mère m'avait transporté dans ce qui pourrait s'apparenter, dans sa structure, à un camp.
Sans ma mère, dans ce jeune âge qui était le mien, c'est de moi-même dont je me trouvais ôté. Hors de portée de ma propre vie, mis en demeure de survivre dans un lieu incompréhensible et me faisant violence, celui des humains vivants, quand moi j'étais déjà mort et par conséquent sans avenir. En d'autres termes, la mort de ma mère m'avait transporté dans ce qui pourrait s'apparenter, dans sa structure, à un camp.
Cette structure, pour ce que j'ai pu en comprendre à ce jour, repose sur l'absence de parole pour dire le présent. Quand personne autour de soi n'est capable de raconter, avec une certaine autorité, ce qui se passe, il ne se passe à vrai dire rien. Des faits ont lieu certes, et ils peuvent être, comme dans les camps, d'une intensité ravageuse, mais ils n'entrent pas en rapport avec l'homme, ils passent, et là je pèse tout particulièrement mes mots, sans faire d'histoire.
C'est pour cela que je peux écrire que la mort de ma mère fut en première instance un non-évènement qui eut lieu malgré tout et qui, dans sa négativité paradoxale, a emporté toute mon existence vers un conflit insoluble: être mort tout en étant vivant.
Je ne cesse pas depuis lors de tenter de rétablir une positivité, une existence qui existe en quelque sorte. Inverser la négativité d'un non-évènement en lui prêtant, par le biais de l'écriture, une consistance sensible. Voilà pourquoi je trouve dans le conseil d'Imre Kertsez - travailler à partir d'Auschwitz, à partir du traumatisme - une légitimation de ma démarche.
Le rêve fondateur de M.E.R.E présente un motif qui m'a interpellé dès le réveil. Le cryptogramme que le vieux monsieur écrit sur mon bras me fait irrésistiblement penser aux numéros tatoués sur les déportés. J'ai le sentiment que ce code est de première importance, pas tant pour le sens qu'il pourrait délivrer, que par son inscription sur ma peau. Ecrire ces lettres sur ma chair, c'est comme me compter au nombre des déportés, c'est comme authentifier ma souffrance et mon histoire. Dans la logique de fiction qui est celle de mon inconscient, le tatouage serait inscrit sur l'avant-bras du survivant, non pas à son arrivée mais à sa libération, pour sanctionner son expérience des camps. Ce serait une sorte de certification qui inverserait la logique déshumanisante qui présidait au marquage des prisonniers.
La psychanalyse précise qu'un rêve arriverait à notre conscience comme une lettre post-datée. Il relaterait une intrigue dont le dénouement a déjà eu lieu. Si j'en crois ce songe, le corset du deuil aujourd'hui se délace.
J'y crois.
C'est le désir de ce texte qui m'y pousse.
Le rêve fondateur de M.E.R.E présente un motif qui m'a interpellé dès le réveil. Le cryptogramme que le vieux monsieur écrit sur mon bras me fait irrésistiblement penser aux numéros tatoués sur les déportés. J'ai le sentiment que ce code est de première importance, pas tant pour le sens qu'il pourrait délivrer, que par son inscription sur ma peau. Ecrire ces lettres sur ma chair, c'est comme me compter au nombre des déportés, c'est comme authentifier ma souffrance et mon histoire. Dans la logique de fiction qui est celle de mon inconscient, le tatouage serait inscrit sur l'avant-bras du survivant, non pas à son arrivée mais à sa libération, pour sanctionner son expérience des camps. Ce serait une sorte de certification qui inverserait la logique déshumanisante qui présidait au marquage des prisonniers.
La psychanalyse précise qu'un rêve arriverait à notre conscience comme une lettre post-datée. Il relaterait une intrigue dont le dénouement a déjà eu lieu. Si j'en crois ce songe, le corset du deuil aujourd'hui se délace.
J'y crois.
C'est le désir de ce texte qui m'y pousse.
M.E.R.E mercredi 9 janvier 2013
5 commentaires:
"...le corset du deuil aujourd'hui se délace.".Je l’espère et te le souhaite de tout mon coeur. Ton texte est superbe.Marcel
@marcel
Merci de ta visite.
Ton souhait me touche, me va droit au coeur.
Merci encore.
"Tel est en tout cas mon souvenir de l'histoire que l'on me raconta souvent, à une époque où la dernière syllabe de l'incompréhensible mot "Auschwitz" me faisait penser à une fuite de gaz."
Adien Le Bihan, "Auschwitz Graffiti", Préface de Pierre Vidal-Naquet (Librio, 2000, page 73).
Ma mère est morte récemment à l'âge de 86 ans. J'ai 64 ans et votre texte me dit aussi quelque chose de ce que je ressens depuis le 22 octobre 2012.
@dhasselmann
Merci. Je vais visiter ce livre que vous citez. La "fuite de gaz" est osée et pourtant elle touche juste.
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