mercredi 25 juillet 2012

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Clarisse et Sarah font la sieste en ce début d'après-midi. Joseph passe le balai dans la cuisine. Il chantonne, sans vraiment s'en rendre compte: - Ah! Les cro cro cro, les cro cro cro, les crocodiles, sur le bord du Nil ils sont partis, n'en parlons plus... Il se souvient soudain d'un vieux rêve comme égaré dans sa conscience, déboulant sans crier gare : il entre dans une chambre d'hôtel et du petit couloir qui mène de la porte à la chambre proprement dite, il aperçoit le bout d'un lit d'où dépassent quatre pieds, appartenant sans aucun doute possible à un couple faisant l'amour. Joseph, aussitôt après, sans plus maîtriser l'emballement de son psychisme, se rappelle du Triptyque de la résurrection de Hans Memling qu'il a vu naguère au musée du Louvre et qui l'a passablement marqué. Sur le panneau droit est représentée l'ascension du Christ. On ne voit que ses pieds tandis qu'il disparaît dans les cieux sous les regards émerveillés des apôtres et de la Vierge Marie.


Consciencieux, Joseph fait un petit tas des balayures. Avec la pelle, il les dépose dans la poubelle. Tout à ses réminiscences, il tourne un instant son regard vers le jardin puis s'assoit à la table de la cuisine. Il laisse aller ses réflexions: 
- Il y a des choses dont on ne peut se représenter qu'un fragment, un détail... Ces choses-là, sans doute, concernent les origines et les fins... la conception et la disparition... Le rêve de la chambre d'hôtel renvoie à une scène primitive, au fantasme d'assister à ma propre conception... Cela a été un bon compromis de mon inconscient que d'envisager cela par le bout des pieds... Ce n'est pas trop coûteux. Cela a été un rêve sage, sans vertige. Le tableau de Memling figure l'adieu, le moment précis de la séparation, quand le dieu fait homme s'en retourne au silence du nom de son Père, déjà aux trois quarts parti, encore présent dans notre atmosphère de finitude pour un instant... Si j'imagine que dans mon rêve les pieds des amants étaient en train de disparaître à leur tour, je pourrais en conclure que mes géniteurs se sont retirés, eux-aussi, de la nébuleuse de mes fantasmes pour s'étreindre, à l'abri de mes regards inquisiteurs, dans le silence et l'opacité de leur chambre d'amour. Cela a laissé un vide en moi, pour désirer oui, pour aimer à mon tour, me tourner vers l'avenir. 
C'est peut-être quand j'ai fait ce rêve que j'ai commencé à être père. Il faut que j'en parle à Clarisse. 

Julien Boutonnier   


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