jeudi 12 juillet 2012

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Victor Grosset, sur le fauteuil, face à Joseph: - Je suis professeur de gymnastique. J'aime bien ce travail. Au début je visais la compétition de haut niveau, en natation. Mais je me suis blessé... Et puis j'aime bien les mômes. Depuis que j'exerce les jeunes ont bien changé... Y'a plus de respect... Il faut les prendre autrement maintenant...
Silence...
- C'est une drôle d'époque... L'autorité n'est plus donnée d'avance. Il faut la gagner auprès des mômes, le statut ne suffit plus...
Silence...
- En fait, je sais pas... Je dis quoi?
- Ce qui vous vient à l'esprit... De quoi avez-vous envie de parler?
- Mais c'est complètement con votre truc! Vous savez très bien de quoi j'ai envie de parler!
- Ne vous gênez pas alors, je vous écoute.
- Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?
- Moi rien, je vous écoute, je suis là pour ça.
- Non mais pour guérir, faut que je dise quoi?
- Laissez-vous aller un peu. Dites ce qui vous vient, c'est comme ça que nous aurons des résultats. Si vous cherchez à prononcer des paroles censées vous guérir, nous n'arriverons à rien. Seules les paroles qui vous échapperont nous informeront sur votre état, sur vos raisons profondes, sur les motifs qui vous poussent à agir malgré vous. C'est pour ça que Freud, l'inventeur de la psychanalyse, demandait à ses patients de parler sans se censurer. En lâchant prise, vous offrirez à votre esprit la possibilité de se dire lui, de se révéler, sans que vous y mettiez trop votre grain de sel.
- Vous êtes en train de me dire que mon esprit, c'est pas moi?
- Disons que je crois que l'un et l'autre ne correspondent pas tout à fait.
- C'est drôle ce que vous me racontez là... Mais ça me parle... Parce que quand je me masturbe devant du porno, j'ai l'impression que c'est pas moi qui agis, que c'est un autre. Après, quand j'ai giclé, après, cet autre s'en va. Et je suis désolé. Et je me sens seul. Comme si j'avais été manipulé. Je me sens nul parce que j'ai le sentiment de ne pas avoir prise sur mon corps... C'est l'autre qui maîtrise. Moi je suis l'esclave. Par exemple, chaque samedi, dès le réveil, je sais que j'irai aux putes le soir. Je ne suis pas d'accord. Je m'organise pour ne pas y aller. Je m'invective moi-même. Mais, au fond, je sais que tout ça c'est du chiqué, que la nuit venue, je vais y aller, aux putes, et que je payerai cher pour avoir ma dose de cul. Mais je passe quand même ma journée à prévoir ma soirée, à construire des limites, des garde-fous. Je prends des rendez-vous avec des amis, j'appelle ma mère... Mais rien n'y fait. Le soir, je suis aux putes, je paye, je baise. C'est affreux. Et puis il ne me faut jamais la même fille. Il me faut de la chair fraîche chaque soir. Des fois, je trouve pas. J'arrive pas à choisir. Je me rabats sur les peep-shows... Je me masturbe jusqu'à dix fois dans une même soirée... C'est affreux... Je suis un monstre non?
Il y a un étrange sourire sur le visage de Victor Grosset.
- Vous avez trouvé un moyen pour répondre à quelque chose. Ce moyen ne vous convient pas. Et vous ignorez ce quelque chose...  Est-ce cela?
- On peut le dire comme ça...
Joseph se tait, il regarde monsieur Grosset, lequel reprend la parole:
- Je crois pas que ça va marcher...
- Nous verrons...
- J'y crois pas à votre truc.
Silence...
- Je dois raconter ma vie, c'est ça?
- Ce qui vous vient... A quoi pensez-vous?
- Non mais là, je comprends plus ce que je fais ici, avec vous. Qu'est-ce que vous cherchez?
Silence...
- J'aimerais qu'on arrête. Victor Grosset se lève. Je ne me sens pas bien.
- Comme vous voulez.
- Trente euros c'est ça? Je vous dois trente euros?
- Oui...
- Hé ben, c'est pas donné!
- A combien estimez-vous votre vie?
- Ouais... Je sais pas... Pas grand chose sans doute...

Julien Boutonnier

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