mercredi 27 juin 2012

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Silence...
Jérôme Burau pleure. Il pleure longtemps. Joseph lui donne une boîte de kleenex.
- Merci... Il faut que je pleure... 
- Pleurez... Nous avons le temps...
- Des fois les larmes sont comme les mots, et j'ai beaucoup à dire...
Jérôme Burau pleure. Il pleure ces années derrière lui qui s'effondrent comme un décor factice, comme une illusion. Et c'est tout un pan de lui-même qui tombe en poussière, toute une histoire, toute la personne qu'il a cessé d'être quand son père a parlé.
- Mon papa, je l'aime mon papa...
Jérôme Burau pleure. Il pleure et s'ouvre, et s'imagine un autre, et se prend à être un autre, un pas plus que les autres, un parmi les autres, un comme les autres, mais un qui seul est le fils de son père. Un autre qu'il devient, là, maintenant, tandis qu'il parle.
-  Mon papa, il en a bavé lui aussi... Il m'a raconté...
Jérôme Burau pleure, il gémit, il se dénoue.
- Il est né dans une famille de violents... Son père l'a battu quand il était enfant. Et sa mère était malade mentale. Elle était psychotique. Quand son second fils est né, mon père étant l'aîné, quand ce second fils est né, elle a décompensé. Elle a été internée. Le bébé a été placé dans une pouponnière puis en famille d'accueil. Mon père, âgé de cinq ou six ans, est resté avec son père qui a aménagé avec son frère. Mais ça n'a pas duré longtemps. Comme il ratait souvent l'école, les services sociaux ont été interpellés. Et il a été placé en foyer. Il m'a dit qu'à l'adolescence il avait vécu l'enfer, qu'il avait déliré de plus en plus, jusqu'à perdre le contact avec la réalité et être placé en hôpital de jour où il s'est remis peu à peu. Quand il a rencontré ma mère, il est tombé amoureux. Avec elle, il a commencé à croire qu'il pourrait lui aussi vivre, enfin... construire quelque chose, partager un quotidien... Elle ne parlait pas beaucoup, lui ça lui allait bien, ça le rassurait son silence. Mais quand je suis né, ils n'ont pas tenu le coup, il m'a dit, ils n'ont pas tenu le coup, et Rosette a pris le pouvoir... Quand il a dit ça, mon père - ça me fait drôle de dire mon père, c'est comme si je le disais pour la première fois - il avait sur son visage une expression que je ne lui connaissais pas, il avait cessé d'être cette pauvre créature obsédée par ses maquettes puériles, il parlait comme un homme, il faisait le poids, oui, face à moi il faisait le poids, et pourtant, ce qu'il me disait, ce qu'il me transmettait, c'est qu'il avait été incapable de protéger sa femme et d'être père. 
Silence... Larmes...
- C'est mon père quoi... C'est à lui de raconter la vérité à ma mère... C'est à lui... 
Silence...
- Et moi... Ma vie... Un passé affreux... 
Il pleure à nouveau. Il sanglote.
- Mais j'ai un avenir... Un champ libre... Il doit bien y avoir quelque chose en ce monde que je puisse créer.
- Oui, que vous puissiez créer. A mercredi, demande Joseph en se levant.
- Oui... répond Jérôme Burau en se levant à son tour.

Julien Boutonnier

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