mardi 19 juin 2012

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Jérôme Burau, sur le divan: - J'ai continué à écrire. Je me suis acheté un dictionnaire. Quand j'ai le moindre doute sur un mot, je le consulte. De définition en définition, j'erre dans les pages durant des heures. Je glisse de mot en mot, j'ai le sentiment de me trouver, de trouver une consistance. Cela peut paraître idiot mais j'ai le sentiment que les mots de la langue sont ma maison, qu'ils sont mon corps. J'ai le sentiment de trouver une peau, de rentrer chez moi après un long exil qui aurait commencé à ma naissance. J'éprouve une telle joie à constater qu'il existe des mots pour désigner les choses, qu'ils sont là, qu'ils signifient chacun un aspect de la réalité humaine, que ce sens est solide, établi, partagé par la communauté des hommes, qu'ils sont prêts à être utilisés... Même moi, quidam sans instruction, je peux me servir de tous les mots! C'est gratuit, c'est libre, c'est offert... Il suffit de se servir dans le dictionnaire... 
Silence...
- Je me souviens qu'enfant, je devais avoir six ou sept ans, j'ai écrit des gros mots dans le bloc-note qui était posé à côté du téléphone à la maison. Je les ai écrits au milieu de l'épaisseur, de sorte que mes parents ne les ont découverts que bien plus tard. J'ai marqué enculé et connard... Je me demande à qui je m'adressais. 
- Oui?
- Peut-être à mon père... 
Silence...
- Oui? à votre père?
- Ben... comme il ne parlait jamais, qu'il était toujours occupé avec ses maquettes de porte-avions... il me manquait... Et puis j'avais envie qu'il me voit... Alors les gros mots, c'était pour provoquer... Il est venu d'ailleurs, il est venu dans ma chambre, avec le papier du bloc-note. Il ne m'a pas grondé. Il m'a demandé ce que c'était. Je n'ai pas su répondre. Il n'a rien dit de plus et puis il est parti en froissant mes insultes dans sa main...
Silence...
- C'est peut-être ça que je vérifie dans le dictionnaire, dans l'écriture: que les mots ont un sens, qu'ils ont un rapport solide avec la réalité, même s'ils ne provoquent rien chez mon père, même si pour lui les paroles ne semblent pas changer la réalité...
Silence...
- Même si ma mère est une mélancolique pour qui les mots sont un ornement de son malaise... Juste une façon de décorer le néant, d'y produire des motifs plus ou moins gracieux...
- Que voulez-vous dire?
- Des fois, ma mère parle de choses qui n'ont rien à voir avec la situation, avec la discussion. Elle peut jeter un mot, comme ça, et ça ne veut rien dire. Coquelicot, enjoliveur, plexus... elle énonce lentement chaque mot comme si elle le goûte, comme si elle le peint dans son esprit, mais elle ne s'adresse pas à nous... Elle énonce son mot pour elle, comme on mange quelque chose, sans chercher à nous parler... C'est horrible... Et mon père ne dit rien, il rit un peu parfois, il ricane...
Silence...
- Je cherche à sortir de leur langue de sourds.
- A mercredi? demanda Joseph en se levant.
- Oui, répondit Jérôme Burau en se levant à son tour, à mercredi.

Julien Boutonnier  

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