vendredi 8 juin 2012

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Joseph a continué ainsi:
- Je parle de mes obsessions, de mes contradictions... Mais ce qui importe, ce qui m'importe, c'est de vivre avec Clarisse. C'est ça le vrai enjeu pour moi: partager ma vie avec la femme que j'ai choisie. Comment faire pour sortir de ma brume, pour entrer dans le monde, dans ce monde où vit Clarisse? Comment m'y rendre? Ou plutôt, comment m'y trouver sans déprimer? Parce qu'y aller, dans ce monde, je sais. Mon problème, c'est que je n'arrive pas y rester sans déprimer, sans souffrir, sans avoir l'impression que je passe à côté de ma vie. Cette impression, à quoi tient-elle? Quelle est sa substance, son origine? Pourquoi ai-je le sentiment que ma vie est ailleurs, que je perds mon temps? C'est faux, c'est archifaux! C'est tout le contraire. Quand je partage vraiment un moment avec Clarisse, je suis à ma place, je suis dans la vraie vie... C'est une malédiction rimbaldienne non? Cette affirmation, c'est une connerie: la vraie vie est ailleurs... Moi je crois que c'est une affirmation de fin de civilisation... C'est un meurtre du jour, de la femme, de la main... de dire ça c'est un massacre... c'est une soumission à la mélancolie... Après cela, la vie ne peut plus être... 
Silence...
- Je ne sais plus ce que je voulais dire... 
Silence...
- Et puis c'est peut-être un deuil nécessaire... Je vis ma vie, elle n'est pas la vraie vie, mais elle est vraiment ma vie... Je dois faire avec... ou sans... C'est ce qui me déprime... Dans ma brume, la question ne se pose pas comme cela... Dans ma brume, je ne vis pas, je n'existe pas, j'insiste plutôt. J'insiste à me fondre dans ce qui n'est pas. Parce qu'à la vérité, la seule chose pérenne en ce bas monde, c'est ce qui n'existe pas... Cela ne se délite pas, cela ne passe pas, cela ne meurt pas, ce qui n'existe pas, c'est la main courante, la seule solide sur laquelle m'appuyer pour gravir l'escalier... L'énigme, c'est comment s'appuyer sur ce qui n'existe pas. Quel est le geste adéquat, s'il existe, sachant que le motif reste de vivre une histoire d'amour avec Clarisse?
- A mardi? demanda M. Rentard en se levant.
- Oui, à mardi, répondit Joseph en se levant à son tour.

Julien Boutonnier 

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