vendredi 25 mai 2012

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Dans ce temps de l'idylle, Joseph vivait hors de lui, dans la fascination de l'amour. Il avait déserté sa vie, délaissé ses travaux, abandonné ses amis, au profit non pas de Clarisse mais d'une image de la passion amoureuse telle qu'il l'avait vue dans les films, lue dans les livres. Il jouait un rôle, celui de l'amant impétueux inspiré par une force irrésistible, objet d'un fatum auquel il se donne sans retenue, héroïquement, jusqu'au terme de son destin à coup sûr tragique et terrible. Autrement dit, Joseph s'était engagé dans un jeu parfaitement anachronique pour son époque dont les grandes oeuvres avaient déconstruit cet idéal de l'amour, à commencer par le fameux échalas ibérique à la triste figure. On aurait pu juger aussi que Joseph était kitch...
Mais lui n'en savait rien. Il agissait avec bravoure dans l'appartement, accumulant les exploits pour briller aux yeux de sa madone (qui n'en demandait pas tant...). Il lui faisait l'amour jusqu'à six fois de suite sans voir que Clarisse, lassée, attendait que cela cesse, guère émue par ces exploits marathoniens, d'autant plus qu'à la fin Joseph bandait mou et se tortillait sur elle péniblement, tardant à jouir. Il sortait le matin de bonne heure acheter des viennoiseries et des fleurs, alors que Clarisse aurait préféré se réveiller doucement à ses côtés. Il cachait des cadeaux partout, sous un coussin du salon, dans un placard, derrière les disques compacts et les livres des étagères, dans une poêle; il y en avait tant que son amante ne prenait plus aucun plaisir à les découvrir, peinait à trouver des mots de remerciement et s'en trouvait agacée. 
Elle n'osait pas parler à Joseph de peur de le décevoir. Elle patientait, aux aguets, cherchant ce moment où son amoureux cesserait de jouer à l'amour (et puis cet engouement extravagant dont elle était l'objet ne lui déplaisait pas foncièrement non plus à vrai dire...) pour commencer à aimer simplement, avec son propre visage, avec sa propre blessure.
Mais où était donc Joseph? Il s'était caché dans une grotte sombre au fond d'un paysage silencieux, quelque part dans son enfance, dans un monde simple encore où maman décide pour vous, vous gronde quand vous faîtes une bêtise et puis vous pardonne. Il tremblait de peur à l'idée de s'attacher à cette femme dont il ne comprenait toujours pas comment elle avait pu être séduite par lui. Il était paniqué par la perspective de se montrer nu devant elle, avec ce qu'il jugeait ses manques et ses laideurs (alors que ces aspects de sa personne, précisément, la touchaient, elle). Il vivait donc reclus, dans la terreur du moment où il devrait sortir de sa cachette, quand son personnage imaginaire, ce paravent fictif auquel il avait prêté sa chair et ses os, censé faire illusion devant Clarisse, lui renvoyer une image merveilleuse de lui-même, aurait fini sa partie, aurait laissé la scène vide pour que la rencontre, la vraie, se produise enfin.
En bref, tous deux attendaient de se rencontrer, ce qui pourrait être une bonne définition de l'idylle ou de la passion.

Julien Boutonnier
  

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