lundi 28 mai 2012

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Et puis un jour Joseph fut fatigué de jouer à l'amour. Il a regardé Clarisse, leur appartement, leurs meubles, il n'a rien reconnu. Tout était de toc. Las, il s'est recroquevillé sur lui-même. Etranger, il s'est extrait de leur vie commune. Un démon a levé la voix dans son esprit et lui a intimé de tout détruire, parce que ce ne serait pas ça sa vie, ce quotidien partagé avec Clarisse, parce qu'il serait mieux tout seul, isolé, parce que cette femme l'aurait emmerdé et détourné de sa vocation universitaire; et lui il a commencé à lutter pour ne pas céder tout à fait, pour ne pas passer à l'acte et quitter son amante. 
Ce combat, il n'a pas su en parler à Clarisse pour la raison qu'il en avait honte, qu'il n'assumait pas d'abriter un conflit, de ne pas être tout entier dévoué à son amour pour elle. Cette absence de parole traduisait son incapacité à se considérer comme une personne pouvant éprouver de l'agressivité et de la haine en même temps que de l'amour.
Et n'en parlant pas, et le retenant pour lui, ce déchirement qu'il abritait l'a encore plus ravagé. Mais Joseph n'avait même pas conscience qu'il se taisait. Il était tout entier impliqué dans le combat contre le démon. Il n'avait aucun recul. Il avait réuni toutes ses forces pour ne pas le laisser emporter sa raison. Or, en luttant de la sorte, silencieusement, il lui donnait de la force, de la substance. En parler l'aurait réduit à ce qu'il était, une chimère, une gargouille au rictus grotesque qui effraie tout au plus les petits enfants. 
Clarisse s'est donc soudain trouvée en présence d'un zombi qui errait dans l'appartement, mine défaite, bras ballants, dos voûté, pieds traînants, manifestement dans l'impossibilité de partager quoi que ce soit, de s'impliquer dans une activité, aussi simple soit elle, et qui affirmait à tout bout de champ que tout allait bien, qu'il l'aimait. 

Julien Boutonnier

  

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