lundi 21 mai 2012

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La nuit perle sur la ville. La peau des rues luit sous les réverbères. L'asphalte visqueuse coule dans les égouts.  Il est 02h30 du matin. Une voiture passe parfois sur les allées. Les pneus font des frises fugaces qui bruissent sur l'asphalte mouillé. Il y a sous un porche un homme accroché à sa parcelle comme une vieille bête. C'est un survivant. Cela fait quarante-cinq ans qu'il survit. Il est né dans le lit d'une jeune paysanne folle que les hommes du pays utilisaient pour se vider le dimanche, en échange de quelques légumes. - J'ai fait la vidange, ils disaient au café du village en se touchant les testicules. Il a grandi comme une mauvaise herbe sur un talus, dans l'urgence ; il avait soif de prendre le jour, de vivre, de répondre à cet appel de sa chair juvénile. Il est parti dans les villes sans savoir lire ni écrire. Il s'est fracassé sur les hommes et sur les femmes. Quand il est sorti de prison, il n'avait plus rien dans le sang. Il était brisé, idiot, humilié. Les années qui suivirent le virent marcher, boire, glaner, boire, mendier, boire, se faire casser la gueule, boire, tomber malade, boire, perdre l'usage de la parole, boire, boire, boire... Il est 02h30 du matin. La ville sous la pluie niche dans ses rêches langes de béton  son pauvre corps dévoré de métastases, échoué sur cette paillasse de cartons. Il s'appelle Jean-Baptiste il paraît. C'est l'assistante sociale qui a choisi ce nom, parce qu'il avait de grandes mains, des mains pour montrer, pour désigner, comme le prophète de la Bible dans les tableaux religieux. Lui ne s'en souvient plus. Demain on trouvera sa dépouille dans une mandorle de merde et de vomi. Cela donnera lieu à un bref article dans le journal local. Quelques travailleurs du SAMU social se souviendront de lui un moment, et puis ils oublieront. 

Julien Boutonnier       

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