lundi 7 mai 2012

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Madame Steiner ressemblait à Pina Bausch à la fin de sa vie, telle qu'on la voit dans le documentaire: "Les rêves dansants." Mêmes cheveux longs et grisonnants tirés en arrière, même natte dans le dos, même silhouette effilée, même visage osseux. Le nez, aquilin, différait cependant. Et le regard dégageait une tension extrême, évoquait la colère, le ressentiment, là où la danseuse paraissait rêver, concernée par de lointains horizons.
- Merci de me recevoir, dit-elle à Joseph en lui serrant la main. Le rythme de sa parole était haché. Elle prononçait les mots comme on débite du bois. 
- J'imagine que vous allez me donner des nouvelles de votre frère. Comment se porte-t-il? Je ne l'ai pas vu depuis deux semaines. C'est lui qui vous envoie?  
- Il est mort.
- Comment!
- Il s'est jeté du haut de la cage d'escalier de son immeuble, avança-t-elle en le regardant dans les yeux. 
Joseph s'appuya sur son bureau. Il remarqua qu'il n'avait pas rangé les trois billets du dernier analysant reçu, ils traînaient à côté de son agenda. Madame Steiner lui en voulait-elle? 
- Je suis désolé... bredouilla-t-il.
- Pas autant que moi! fulmina-t-elle, je savais que c'était des conneries la psychanalyse, mais à ce point! Ses yeux brûlaient. 
- Pensez ce que vous voulez Madame, répondit Joseph que l'adversité raffermit un peu, votre frère était quelqu'un que j'estimais beaucoup. 
- Je m'en fous! Voyez-vous, je m'en fous! Vous ne l'avez pas sauvé! cria-t-elle en levant le menton, les bras crispés le long du corps.
- Mais...
- Et maintenant je suis seule! Seule, vieille, dans un monde qui n'aime pas les juifs!
Joseph aurait voulu dire qu'il n'était pas là pour sauver Monsieur Steiner, ni personne d'ailleurs... Son travail consistait à accompagner qui voulait vers une vérité de soi, une vie plus authentique... Pas à sauver les gens, et puis de quoi? 
- Voulez-vous vous asseoir?
- Ah non! Vos saloperies, ça ne marche pas avec moi! Je suis ici parce que la dernière volonté de mon frère l'exige. Voilà tout! Vous figureriez-vous que je serais venue vers vous pour trouver de la consolation, une écoute? Elle sortit de son sac une enveloppe libellée au nom de M. Hérald. Boris vous a écrit une lettre. Je l'ai trouvée sur la table de sa cuisine. Je vous l'apporte. 
Elle la lui tendit. Sa main tremblait.
- Merci, je...
- Au revoir! Elle partit sans se retourner.

Julien Boutonnier

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