vendredi 4 mai 2012

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Monsieur Steiner, allongé sur le divan: - Hier, je suis allé me promener au jardin d'enfants. J'ai choisi un pissenlit dans la multitude qui constellait l'herbe. Je l'ai regardé longuement. Il a continué à faire sa vie, comme si je n'étais pas là. Il se courbait de temps en temps sous le vent, il portait son jaune dans la lumière du jour...
Silence... Joseph écoute...
- Je ne sais plus ce que je voulais dire... 
Silence... Joseph tourne les pages d'une revue...
-En fait si, je sais, mais j'ai honte... 
Silence... Joseph lit vaguement...
- Je crois que j'aurais aimé cueillir ce pissenlit, le déchirer et le jeter à la poubelle...
Silence... 
Joseph intervient: - Oui?...
- Je n'ai pas osé... J'ai l'impression que je n'ai pas le droit d'influer sur la réalité... C'est du moins ce que je me raconte... J'aurais voulu cueillir ce pissenlit pour me venger de cette terre de bouchers, de l'Europe assassine... Lui prendre cette vie dérisoire, ce bout de vie sans importance... Je ne l'ai pas fait...  
Silence...
- Et puis j'ai peur, j'ai peur qu'on me voit faire cela, et que cela me crée des problèmes... Comme si je n'avais pas le droit d'être plus qu'une ombre, un passant, un corps qui marche sans visage propre... Mais peut-être je me raconte des histoires, juste des histoires, pour me retrancher du monde...
Silence...
- Je sens... Dans ma peau je sens ma parole... C'est étrange... 
Silence...
- Ma soeur m'a parlé de la vache dont nous étions responsables pendant la guerre, quand nous étions cachés chez des paysans, les Rapeaux... Elle m'a dit qu'elle était gentille cette vache, elle n'était pas difficile. On l'amenait paître... Pendant ce temps nos parents étaient quelque part à Auschwitz, ou bien ils n'étaient plus déjà... Peut-être mon père était dans les sonderkommandos, avec Zalmen Gradowski... Peut-être a-t-il fait parti des révoltés? J'aime à le croire...  Ce n'est pas impossible... C'est un réconfort... Puéril... Je ne sais pas...
Silence...
- Zalmen Gradowski est sans doute le plus grand écrivain de tous les temps... Il a écrit dans des conditions effroyables... Il a eu la force de témoigner... Et moi qu'ai-je fait? Si ce n'est rater ma vie, faire fuir les femmes, refuser la paternité... Qu'ai-je fait? Rien... Je n'ai rien fait... Je suis un fantôme dans le charnier... Mon corps est un charnier.
Silence...
- Dans ma peau des cadavres innombrables murmurent... Des milliers de voix me hantent... Elles parlent yiddish... Je ne les comprends pas... Je ne sais pas parler cette langue morte désormais... La psychanalyse m'a aidé à les entendre. Avant j'étais sourd et mort... Aujourd'hui je suis vivant et hanté... Est-ce mieux? Est-ce cela la lucidité? Je me demande... Ma soeur m'a dit, il y a quelques jours: "On va mourir bientôt... J'ai l'impression de n'être jamais née... D'être restée un possible, une femme sans histoire..." Elle a raison.
Silence...
- Je suis vierge comme la mort. Et ce sang qui gonfle mes veines, cette urine qui coule de mon pénis, ne sont pas de moi, je n'ai rien à voir avec ces éléments... Pas plus qu'avec l'herbe, les fleurs...
- Pas plus qu'avec les fleurs? demande Joseph en se levant, A mardi?
- Oui, à mardi, répond Monsieur Steiner en se levant à son tour. Il attrape un billet dans sa poche.

Julien Boutonnier

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