jeudi 3 mai 2012

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Monsieur Steiner, allongé sur le divan : - Je me demande si je ne ferais pas bien de croire en Dieu.
Silence... Joseph griffonne des notes.
Monsieur Steiner reprend: - Mais comment croire en Dieu quand personne n'y croit autour de moi? Ils sont morts, ceux qui croyaient...
Silence... Joseph écrit...
- Et puis, mon père, ma mère, mes frères, mes oncles et tantes... Ils ont fait d'eux des cadavres, en quelques minutes... Ils vivaient et puis ils ne vivaient plus... C'était simple, c'était horrible... Je sais que cela n'est pas vrai, mais cela paraît aussi facile de tuer deux milles personnes que d'éteindre la lumière... C'est un peu le même geste, jeter une capsule de zyklon B, appuyer sur un interrupteur... C'est aussi froid, mécanique... On voudrait nous faire croire cela, que c'est aussi facile, mais c'est faux, ce n'est pas facile de tuer deux mille personnes d'un coup... Il y faut un savoir-faire, des ingénieurs, des assassins zélés, une bureaucratie dévouée, des infrastructures adéquates, des esclaves pour déblayer les cadavres...
Silence...
- J'entends mon coeur, il bat dans ma poitrine, je ne comprends pas par quelle dérision de Dieu mon coeur bat dans ce charnier qu'est l'Europe aujourd'hui, dans cet espace constellé de stèles à la mémoire des assassinés... Je ne comprends pas que mon corps soit présent, qu'il porte le fait de ma présence, aujourd'hui, après... On vit dans un cimetière... Un cimetière que certains voudraient convivial... Quelle idiotie! 
Silence... Joseph n'écrit plus... Il écoute, les yeux mi-clos...
- J'en ai assez de vivre. J'en ai assez de me réveiller en sueur la nuit. J'entends des cris, j'entends des cris derrière les murs. 
Silence...
- J'en ai assez de voir ma soeur tous les dimanches à la cafétéria... On ne se parle plus... Depuis que Sébastien, son mari, est mort, on ne se parle plus... On est comme des morts-vivants, on attend... on attend qu'on vienne nous chercher...  
Silence...
- Je pense à ce tableau de David Olère, Gazage.
Silence...
- Il m'arrive de passer du temps à le regarder. Il y a un bébé, en bas à droite, juste au dessus de la capsule de zyklon... J'ai chaque fois l'impression que c'est moi, ce bébé, c'est moi qui hurle dans les bras de maman, juste avant de mourir... J'en suis resté là... Toute ma vie, je suis resté ce nourrisson qui hurle dans une chambre à gaz, en même temps que la foule, je hurle et je meurs... Je vis ce moment, chaque jour, impuissant, blotti contre le sein de ma mère, je hurle alors qu'on nous assassine, qu'on se débarrasse de nous comme des poux...
Monsieur Steiner pleure... Joseph se tait, il aimerait dire quelque chose mais rien ne lui vient.
- Je répète toujours la même chose... J'ai soixante-huit ans et je répète toujours la même chose. Je suis désolé... Est-ce qu'il y a une place pour moi en ce monde?
- Oui, est-ce qu'il y a une place? répète Joseph en se levant... A jeudi?
- Oui, à Jeudi, répond Monsieur Steiner en se levant à son tour.

Julien Boutonnier

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