mercredi 2 mai 2012

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Joseph: - Tu te souviens quand nous nous sommes vus pour la deuxième fois, au café? 
Clarisse: - Oui, quand je t'ai vu rentrer, j'ai compris que tu avais changé. Ta démarche, ton regard, n'étaient plus les mêmes. Tu avais l'air plus décidé... plus conquérant...
- J'avais accepté de m'abandonner, de me laisser faire. Je ne savais pas comment notre rencontre allait me transformer. Mais j'étais prêt à devenir un autre. J'étais prêt à devenir une personne que je ne connaissais pas encore. Cet état d'esprit m'a donné la force nécessaire pour aller vers toi.
- Tu t'es assis, tu m'as dit simplement "Bonjour". J'ai entendu que tu m'aimais. Aussitôt je l'ai su. 
- Comment ?
- C'était dans tes yeux. Il y avait une résignation, quelque chose de très beau, de très doux aussi. Tes yeux s'étaient détournés de ce qui les retenait ailleurs. Mais ils portaient encore la trace de leur exil, de leur absence. Dans tes prunelles je lisais un écartèlement, un conflit que tu semblais avoir dépassé, mais qui t'avais marqué et donné de la force, de la profondeur. 
- J'avais laissé ma maman outre-tombe... 
- C'était une excellente décision! 
- Tu ne regrettes pas?
- Des fois oui, quand tu traînes comme un zombi dans la maison. Tu m'énerves! 
- C'est que je n'en ai jamais fini... On n'en finit jamais avec les morts.. Ils nous hantent et nous enlèvent, ne laissant de nous qu'une chair vide et sans désir.
- Tu te complais dans cette mort! Arrête! Pourquoi veux-tu devenir psychanalyste? N'est-ce pas pour que des gens s'en sortent? Commence donc par toi!
- Je veux devenir psychanalyste par ce que c'est le seul métier où il est permis, et souhaitable, qu'on rêvasse à l'écoute du génie de l'homme, génie malade, génie génial, génie de la nuit, génie de la mort, génie mélancolique... toute l'Europe est là, sur le divan, elle s'échoue là, l'Europe, sur le divan... C'est le dernier lieu où elle peut encore s'exprimer tandis qu'elle agonise, elle l'obscure, la folle, l'ancienne, l'éloquente, la scientifique, la meurtrière...
- Qu'est-ce que tu racontes?
- Je n'en sais rien. Nous en sommes tous là non? Le génie est ce qui prend la parole en nous sans se confondre avec nous. Et jamais nous ne le saisissons. 

Julien Boutonnier