vendredi 13 avril 2012

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     Si Clarisse a choisi Joseph, c'est d'abord parce qu'il n'est jamais vraiment là. 
    Quand elle le remarqua dans une fête chez des amis communs, il y a une dizaine d'années aujourd'hui, il discutait avec deux hommes, debout, un verre de vin à la main, en bordure de l'espace dédié à la danse. Bien qu'elle n'entendît pas sa voix que couvrait la musique, elle devina que le sujet de la conversation l'animait à son visage tendu, à sa façon nerveuse de s'adresser à ses interlocuteurs et d'appuyer ses paroles avec des gestes  fébriles de la main. Elle le trouva d'emblée à son goût. Il était un peu petit certes, mais une élégance certaine dans ses postures, dans son maintien, commença de la charmer. Le facteur décisif qui l'envoûta fut ce regard qu'elle saisit au vol quand Joseph, ayant cessé de parler, écouta ses deux amis. Il tourna la tête de son côté, un instant. Il hocha du chef une fois, concentré, approuvant ce qu'il entendait. Mais son regard qui fixait quelque chose vers le sol, exprimait tout autre chose. Son regard était occupé ailleurs. Il flottait dans une absence, loin de cette fête, quelque part où le retenait un impératif mystérieux. Dans ses yeux, Clarisse vit la déchirure, la douleur, la nuit. Aussitôt elle tomba amoureuse.
     Bien plus tard, elle comprit que ce n'était pas tant ce regard qui l'avait charmée, mais le hiatus que Joseph exprimait dans son attitude, à la fois présent aux autres et ailleurs, concentré et rêveur, engagé dans la situation et enraciné dans les brumes d'un autre monde. 
     Il lui fallut encore des années pour saisir ce qu'il y avait là de si irrésistible pour elle.

[A suivre...]

Julien Boutonnier  

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