jeudi 12 avril 2012

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     Joseph, pour entretenir et border la brisure que, comme tout homme, mais plus vivement peut-être, il loge à la racine de sa personne, a choisi de s'identifier à elle. Il exerce le seul métier qui consiste à s'y loger, à lui prêter un contour, à y demeurer. C'est un drôle de travail, un labeur silencieux et opiniâtre, une prise de risque. 
     Plusieurs heures par jour, Joseph s'assoit sur son fauteuil club au cuir noir élimé. Il rêvasse plus ou moins, s'occupe à rédiger des textes théoriques, griffonne des notes à la volée, lit des articles, organise son emploi du temps... Il prend la parole parfois quand il sent que ça peut aider, mais ne perd jamais de vue qu'il est payé pour offrir une présence en creux, comme une absence qui aurait pris corps sans pour autant se résorber dans une présence. 
     Des personnes lui parlent de leur vie, de leurs problèmes. Ils jettent leur mots dans la déchirure qu'incarne Joseph et, dans ce silence effrayant d'abord, puis de plus en plus amical, ils apprennent à écouter l'écho de ce qu'ils disent, à l'entendre autrement. Ils changent parfois de posture par rapport à ce qu'ils croyaient être la cause de leur souffrance, pour un mieux-être si possible, pour une existence plus amoureuse et plus créative souvent, d'autre fois ils arrêtent parce qu'au fond ils aiment beaucoup leur malaise, ils ont appris à vivre avec et ne souhaitent pas le quitter même s'ils s'en plaignent.
      Certains ont choisi la voie de l'argent et du pouvoir, d'autres les sentiers de Dieu ou de l'art, Joseph foule le territoire malaisé de la psychanalyse, par fidélité pour la béance endeuillée qui le fonde. Lui-même n'a jamais pu se séparer de ce mal lié à la disparition de sa mère. Pour composer avec cette exigence morbide, mais vitale, il en a fait son gagne-pain.

[A suivre...]

Julien Boutonnier

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