lundi 30 avril 2012

108

17h06

Dans le bus, Joseph est assis près de la vitre striée de pluie. Il lit Cyclone de Frédéric-Yves Jeannet. Cet immense patchwork de lambeaux blêmes, de notes, de poèmes, de fictions écrits au cours d'une vie errante, véhicule d'un salut improbable et d'une vérité lancinante qui laboure l'auteur et ne le laisse pas en paix, cette succession de motifs déchirés, froissés, endeuillés, prélevés dans la chair même de l'écrivain, sédimentés au cours de plusieurs décennies de labeur pour produire l'épaisseur suffisante où creuser un vide, aménager un silence, créer une détente, trouver un visage, cet ouvrage qui semble légiféré par la règle de la libre association freudienne fascine son lecteur psychanalyste et l'extrait de l'habitacle du bus.
Cependant, quand l’homme corpulent qui est monté au dernier arrêt s'assoit à côté de lui, qu’il le bouscule avec le coude et que son odeur puante envahit son espace intime, Joseph cesse aussitôt de lire et jette un œil vers la cause de son inconfort soudain.
C’est un vieux monsieur mal vêtu, une ancienne armoire à glace. Ses cheveux gras grisonnent, la peau de son visage est épaisse, cartonneuse et ponctuée de petits points noirs sur les pommettes grêlées, des rides rigides cascadent sous ses petits yeux rougeâtres. Joseph reconnaît la face du vieux fumeur, ce travail de la nicotine au long cours. Il prend sur lui pour supporter ses relents si intenses, où se mêlent tabac, urine et crasse, et se replonge dans sa lecture, un bref instant, puisque le type lui demande : - C'est bien ce que vous lisez?
- Oui, c'est bien, oui... répond Joseph, étrangement réceptif à l'intérêt de son voisin.
- De quoi ça parle?
- C'est un gars qui raconte sa vie passée à essayer de se sauver...
- Ah oui, c'est bien... J'ai un ami qui a écrit un livre, magnifique... 
- Ah bon?
- Ouais... Il raconte quand on faisait du rugby... et puis les déplacements, les entraînements... C'est beau oui...
- Hé oui, c'est beau...
- C'était pas facile quand je suis rentré de la guerre d'Algérie. J'avais tout oublié. Il m'a fallu deux ans pour retrouver la mémoire. Heureusement, grâce à ce copain j'ai trouvé du boulot, comme chauffeur livreur, et puis j'ai monté la hiérarchie, j'ai fini cadre commercial. 
- La guerre...
- J'étais allé voir sa famille pour les rassurer, leur dire qu'il allait bien, c'était un copain... Qu'est-ce que tu vas faire toi, ils m'ont dit. Je sais pas, j'ai répondu, j'ai rien. Alors ils m'ont aidé, et lui aussi quand il est rentré il m’a aidé. 
- C'était des chics types alors...
Joseph fait mine de se lever.
- Tu descends?
- Oui, je descends.
Il lui tape sur l'épaule:
- Ça fait plaisir de discuter avec des jeunes!
Joseph lui rend son geste, tendrement, il s'est habitué à l'odeur:
- Oui ça fait plaisir de parler, salut!
- Salut!
Ils se quittent comme deux vieux amis qui se reverront.
Joseph range son livre dans son sac, met sa capuche puis se dirige d'un pas rapide vers la crèche où Sarah s’impatiente.

Julien Boutonnier