vendredi 27 avril 2012

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Ce jour-là, dimanche 1 mai 1994, Clarisse lisait Passion simple de Annie Ernaux, seule dans son studio d'étudiante en sociologie. Elle était allée au cinéma plus tôt dans l'après-midi, voir Quatre mariages et un enterrement, avec une amie rencontrée à l'université, Béatrice Bastichon, laquelle elle appréciait pour sa spontanéité et son humour, qualités qu'elle jalousait secrètement. Elle s'apprêtait à interrompre sa lecture pour se préparer un repas - une tomate, des pâtes et un fruit - quand le peu connu présentateur du journal télévisé Etienne Leenhardt, qui portait une veste verte et une cravate jaune à pois noirs, annonça la mort d'Ayrton Senna dans le virage de Tamburello. Clarisse lisait ces mots exactement au même instant qu'étaient prononcés pour la première fois le prénom et le nom du conducteur brésilien : un autre hiver est passé. Elle n'apprit la nouvelle que le lendemain puisqu'elle n'avait pas la télévision et qu'elle écoutait la radio le matin, en déjeunant. 
Joseph fumait un joint chez un copain, Arnaud-Xavier Brissombres, glandeur épicurien notoire, en écoutant pour la huitième fois Love supreme de John Coltrane, précisément le thème si intense au début du deuxième mouvement. Il était affalé sur le canapé, complètement défoncé après cet après-midi voué à la fumette, commençait à ressentir une faim pressante et à culpabiliser d'avoir ainsi occupé son temps plutôt que d'étudier.

Julien Boutonnier