samedi 21 avril 2012

101

                                                                                                                                           Le 16 mai 20...
                                                                                                                                                        A T....

Clarisse,

avec l'argent que tu as laissé cet après-midi au café - je te tutoie, à l'écrit c'est plus facile pour moi, cela ne te dérange pas? A l'écrit tout est plus facile - je me suis acheté un beau stylo. Je l'étrenne maintenant, pour m'adresser à toi. 
C'est la nuit. Je souffre. 
Je te demande pardon. J'ai été, en effet, un con. 
J'avais peur. 
Je te demande pardon.
Connais-tu cette expression: "LE MORT SAISIT LE VIF"? C'est une maxime féodale qui exprime l'instantanéité de la transmission des biens d'une personne morte à ses successeurs. Les législateurs de la couronne française s'en sont servi pour affirmer que le royaume n'était jamais vacant, que dès la mort du roi, son successeur devenait roi à son tour, même s'il était dans l'incapacité de gouverner, enfant par exemple. C'était une façon d'instituer une permanence, une stabilité dans la succession des monarques.
Je suis très attaché à cette formule. Elle a été, depuis le jour où je l'ai rencontrée, l'objet d'une fascination. Je ne savais pas pourquoi. Je subissais ce magnétisme sans l'interroger, j'en jouissais. J'ai trouvé, ce soir-même, une réponse. Je te la livre, Clarisse, car elle t'implique. J'ai perdu un être très cher dans mon enfance. Autant le dire, ce n'est pas un secret après tout: c'était ma mère. Elle est le mort de la maxime. Et le vif, bien entendu, c'est moi. La mère à sa mort saisit l'enfant. La mère emporte son enfant dans la mort. Voilà je crois la signification profonde, inconsciente, que recèlent pour moi ces quelques mots. Je suis l'objet d'une morte, son bien, sa possession, son principe de continuité dans le monde des vivants. Ma mère est présente comme  un royaume - terres du souvenir, du passé, des lares - dont la charge m'incombe. Je porte la couronne en quelque sorte. Une couronne mortuaire qui me singularise certes, mais aussi m'emprisonne hors du monde des vivants. M'en libérer, jusqu'à maintenant, je n'y avais pas pensé (en bon fils que je suis). A quel autre aurais-je pu être fidèle? Or voici que tu m'as touché. J'ai ressenti ce tremblement de mon âme à te côtoyer. Je ne savais pas que j'avais une âme d'ailleurs. C'est toi qui l'a révélée, réveillée, relevée. Depuis je ne suis plus le même. Depuis je suis l'objet de visions, de tourments, de douleurs qui tous se rapportent à toi, Clarisse. Reconnaître et prendre la mesure de cet émoi m'a demandé beaucoup d'efforts, beaucoup de temps. J'ai dû changer mes habitudes, reconsidérer mon point de vue sur la vie humaine, la mienne en particulier. J'ai appris que, parfois, la liberté ne consistait pas à prendre le chemin voulu par soi, mais à choisir comment on répond de ce qui nous arrive, de quel bois nous sommes fait, de ce que sont nos parents, de ce sentiment qui nous trouble et que nous n'attendions pas. Cette liberté, qui répond d'un autre et n'affirme plus la souveraineté d'un soi, cette liberté très profonde je crois, tient de sa mère : la vérité. Car cet appel, ce désir troublant, que tu as suscité en moi, est, je crois, de la vérité. Et cette vérité-là, que j'imagine différente pour chaque homme et pourtant toujours la même en substance, nous ne pouvons nous en détourner sans nous renier nous-mêmes.
J'espère qu'à ces mots tu prêteras le pouvoir de te toucher. J'espère que tu me laisseras l'occasion de te demander pardon de vive voix. Je souhaite plus que tout au monde te rencontrer à nouveau et, bien que parler soit une épreuve pour moi, te dire ce que je ressens. 
Mon souhait, c'est qu'aujourd'hui le vivant saisisse le vif. 

                                                                                                                         Joseph

Julien Boutonnier