Rembrandt, La sainte famille, vers 1632
J'ai conclu l'article précédent sur ces questions: qu'est-ce qui différencie la littérature et un texte du penser en forme? Autrement dit, tout texte de littérature n'est-il pas un penser en forme?
Si je caractérise le penser en forme par l'état de lecture qui exclut l'état de sevrage, toute littérature est un penser en forme. Mais il nous faut encore définir, au moins sommairement, ce que j'entends par état de lecture et état de sevrage.
L'état de sevrage est la condition d'invention d'une pensée propre. Une personne est sevrée quand elle est en état de produire une pensée singulière. Cette pensée, dans un mouvement de retour, participe de la fabrication continue du caractère de cette personne. L'état de sevrage caractérise donc une autonomie.
L'état de lecture décrit la conscience de la personne que la lecture appareille au texte. Cette conscience spécifique à l'activité de lecture exclut l'état de sevrage; cette exclusion cesse avec la lecture. L'appareil du texte joint à la conscience modifie l'activité de cette dernière. La conscience est mise en situation d'accueillir un flux de phrases écrites. Branchée sur les propositions du texte, la conscience renonce momentanément à produire une pensée qui lui est propre.
Cette ingestion du flux des phrases écrites, je la nomme une testée. Cette ingestion est une activité transitionnelle. Cela signifie que les contours de la personnalité de la personne se font plus poreux qu'ils ne sont à l'ordinaire. La distribution de l'intériorité et de l'extériorité qui organise l'expérience subjective "normale" est suspendue; une aire intermédiaire, ni tout à fait intérieure, ni vraiment extérieure, se déploie; les phrases ingérées sont à la fois trouvées et crées par le lecteur. L'arc de la pensée se dilate, depuis son ancrage sensori-moteur jusqu'à ces capacités les plus aptes à considérer l'abstraction d'un concept, en passant par les possibilités narratives, analytiques, logiques, celles de l'imaginateur et du rêveur, ainsi que celles de l'intuition nourrie par les productions inconscientes. On trouvera des prolongements sur la testée (que je n'avais pas encore fixée et nommée comme je m'y efforce ici) dans l'article suivant, publié dans la revue Catastrophes, et dans sa suite.
Une question se pose: toute écriture implique-t-elle la testée? Par exemple, la lecture d'un mode d'emploi produit-elle l'activité de la testée? Je réponds par la négative. Pour que la testée se produise, pour que la pensée ouvre son arc, l'expérience de lecture devrait considérer une dimension esthétique. J'entends que la forme du texte soit engagée, par l'auteur, par le lecteur, dans une perspective visant une certaine jouissance du texte pour lui-même. Ecrire de la littérature, c'est précisément cela: proposer une forme esthétique. Lire, c'est jouir de cette forme, sachant que toute écriture est susceptible d'être élue en tant que forme esthétique par un lecteur, sans considération pour l'intention de l'auteur - un mode d'emploi pourrait être considéré en tant qu'un poème, comme un ready-made duchampien (reste que l'on doit s'interroger sur la réelle teneur de l'expérience de lecture de ce mode d'emploi: la désignation de ce texte comme poème relève-t-elle d'une intention qui la précède (je lis des modes d'emploi parmi lesquels je cherche un ready-made) ou bien procède-t-elle d'un état de lecture provoqué par les qualités du texte en lui-même?
Je pense donc que toute littérature invite à une lecture référable à la testée. Je pense pouvoir affirmer qu'il y est question d'un renoncement momentané à l'autonomie de pensée au profit d'une ingestion de phrases écrites depuis un ailleurs.
Ici, le penser en forme, en tant qu'expérience de la testée, est identifié à la littérature.
Toutefois, dès lors qu'à la testée et l'état de lecture qu'elle implique, j'ajoute la production de l'impossibilité de fixer un sens quel qu'il soit, dès lors que je situe cette production à la fin de la lecture de la totalité d'un texte, c'est-à-dire au retour à l'état de sevrage, comme horizon du penser en forme, il n'est plus question de l'identifier à la littérature. Car toute littérature ne poursuit pas cet objectif. Il se peut qu'elle produise des effets similaires, mais cette production sera incidente. Seul le penser en forme arrime son effort à l'impossibilité de fixer un sens quel qu'il soit et met en oeuvre des procédures spécifiques pour s'en approcher.
Tout texte de littérature implique une ouverture du sens. Tout texte de littérature se prête à une interprétation. La largeur de l'ouverture est fonction de la forme. Plus un texte défait la possibilité de le paraphraser, plus l'ouverture est grande. La littérature fabrique cette ouverture du sens, c'est sa raison d'être: mettre en scène le sens comme objet de discussion dont on ne viendra pas à bout.
Or j'ai dit que le penser en forme ne poursuit pas l'ouverture du sens. On ne saurait discuter le sens d'un texte procédant du penser en forme. Le sens disparaît en tant que potentialité. Le sens n'est plus susceptible d'être frayé, il est impossible.
Toutefois, il est impossible de préserver radicalement l'impossibilité de fixer un sens quel qu'il soit. Un lecteur sera toujours en capacité d'énoncer un sens, d'associer une signification à son expérience de lecture, d'y adosser une pensée. Il n'est pas raisonnable de prétendre stopper le flux inhérent à la pensée.
Je dois situer différemment l'impossibilité de fixer un sens qu'il soit. Ce qui implique de se poser la question suivante: est-ce que l'impossibilité de fixer un sens quel qu'il soit exclut les autres sens ou les côtoie?
Jusqu'à maintenant, j'avais plutôt imaginé que l'impossibilité de fixer un sens quel qu'il soit exclut tout autre sens. Comme il semble que cette impossibilité soit elle-même impossible, je me trouve dans l'obligation de déplacer cette impossibilité sur le plan d'une certaine idéalité. Cette impossibilité pourrait orienter la fabrication du texte en tant que point de référence, par définition inatteignable, vers lequel tendre. Ce saut dans l'idéal a l'inconvénient de distendre le rapport du texte à l'impossibilité de fixer une sens quel qu'il soit.
Considérons la possibilité que l'impossibilité de fixer un sens quel qu'il soit n'exclut pas les autres sens. Je me trouve devant une contradiction insurmontable puisque l'expression quel qu'il soit définit qu'aucun sens ne saurait être fixé. Cependant, il semble possible d'articuler l'impossibilité de fixer un sens quel qu'il soit avec d'autres sens possibles. Cette articulation pourrait être celle-ci: l'impossibilité de fixer un sens quel qu'il soit est la condition nécessaire de l'énonciation d'un sens quel qu'il soit.
Qu'est-ce que cela implique? L'énonciation d'un sens quel qu'il soit deviendrait une sorte de fiction, de semblant - comme une hypothèse. L'impossibilité de fixer un sens quel qu'il soit serait le socle de toute production de sens, il entrainerait le basculement de l'énonciation d'un sens quel qu'il soit dans l'ordre des activités fictionnelles, hypothétiques. Seule serait réellement consistante la proposition de l'impossibilité de fixer un sens quel qu'il soit (à condition que l'on situe la pensée dans un rapport au réel, et non comme activité produisant du sens à côté du réel).
On peut repérer que l'énonciation d'un sens comme activité fictionnelle est une paraphrase de l'ouverture du sens propre à la littérature. Si l'ouverture du sens propre à la littérature n'a pas vocation à être close, c'est bien que l'énonciation d'un sens est toujours hypothétique, elle relève de l'ordre d'une invention, d'une fiction. Ainsi, l'impossibilité de fixer un sens quel qu'il soit est fondatrice de l'effort littéraire, de cette ouverture du sens. Mais toute littérature ne s'intéresse pas à ce fondement, elle en réalise simplement la possibilité. Une littérature qui tente d'informer l'impossibilité de fixer un sens quel qu'il soit, un texte qui cherche à situer son effort sur ce plan-là, nous disons qu'il est un penser en forme. Ce texte-ci, s'il contient de la littérature, ne se superpose pas à la littérature, il la passe. Le penser en forme passe la littérature car il cherche à donner consistance à l'impossibilité de fixer un sens quel qu'il soit. Le penser en forme est une littérature qui passe la littérature pour verser dans autre chose. On pourrait repérer ce versement comme un fait du poème, mais ce serait risquer de perdre le poème.
Questions:
- Nous nous sommes intéressés à la réception de la littérature et du penser en forme. Qu'en est-il de l'auteur qui s'engage dans l'écriture d'un texte relevant du penser en forme?
- Quelles sont les procédures propres au penser en forme?
Résumons:
- Toute littérature implique un état de lecture, c'est-à-dire la suspension de l'état de sevrage.
- L'état de lecture procède de l'activité transitionnelle de la testée.
- Le penser en forme implique aussi la testée.
- Seul le penser en forme définit son effort comme visant à donner consistance à l'impossibilité de fixer un sens quel qu'il soit.
- La littérature se fonde sur l'impossibilité de fixer un sens quel qu'il soit mais elle ne s'y intéresse pas forcément, ou incidemment.
- Le penser en forme est une littérature qui passe la littérature et verse dans autre chose, en mettant en oeuvre des procédures spécifiques.
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