mardi 31 mars 2015

514 - Rêverie auschwitz






" Il me semble qu’ailleurs constitue précisément le lieu où je me trouve. Ce paradoxe est vaseux. Et rien ne peut prétendre se trouver être une bonne raison pour que je m’y enferre. Cependant, il reste que ce qui fut énoncé-là relève d’une vérité affective dont je dois bien confesser la force et l’importance décisives si je veux me montrer lucide. 

L’objet de cette vérité affective — je parle donc de la véracité d’un sentiment et non de l’exactitude d’un raisonnement, laquelle aurait nécessité une distance adéquate au déploiement d’une critique, ce qui n’est absolument pas le cas ici — j’évoque en effet un attachement qui implique mon cœur, un lien auquel je confère une valeur particulière, à savoir celle d’une authenticité au regard de laquelle je suis autorisé à construire un entendement de la qualité de ma présence en ce monde — l’objet de cette vérité affective est une rêverie, qu’on pourrait dire morbide peut-être, que je qualifie d’auschwitz pour ma part. 

Il y a une nécessité, que certainement je ne pourrais jamais finir d’expliquer et, à bien y réfléchir, j’avoue que son élucidation définitive m’importe peu, il y a une nécessité qui provoque la réminiscence persistante, qu’interrompt parfois le regard d’une femme que j’aime, pour une trêve qui peut durer jusqu’à quelques jours, la réminiscence d’un spectre auschwitz. 

Et moi-même je me détourne des enjeux du vif et du présent pour épouser les contours parfaitement nébuleux de cette instance spectrale, quoique premièrement historique puisqu’elle trouve sa racine en Auschwitz. Autrement dit, j’acquiesce, en toute conscience, à cette hantise et, dès lors, s’impose l’entreprise de délier et exposer les raisons, même si de toute évidence elles relèvent des obscurités impénétrables qui président au gouvernement de nos actes, qui me poussent à accepter cette contrainte particulière de vivre sous l’autorité despotique d’une rêverie auschwitz. Il faudrait, pour bien faire, énumérer de façon exhaustive les effets dévastateurs sur une existence humaine d’un pareil régime d’incarnation, j’en resterai toutefois à ce simple constat que je décline en deux propositions : je n’ai aucune prise sur le cours de ma vie, je rends malheureuse une femme que j’aime. 

Et pourtant, la rêverie auschwitz, quelles que soient les conséquences qu’implique mon assujettissement, est une grâce en ce qu’elle me met en présence de la littérature. Par littérature, j’entends la raison d’être, ou plus exactement la médiation de la raison d’être, j’entends ce qui exprime, dans le contexte de la personne que je tends à être, les causes première et finale : ce qui me pousse et ce vers quoi je vais. 

Il y a donc en premier lieu ce travail spécifique dont l’usage exige que j’accueille, dans une position féminine qui ne supporte aucune espèce de fierté virile, ce lacis d’images, de récits et d’impressions, cette dentelle évasive, obsessive et hypnotique qui détourne mon regard vers cet ailleurs auschwitz et me porte au devant de la littérature.

Il en va d’une entreprise qui ne serait pas du semblant. Il en va d’une posture existentielle radicale, selon laquelle je prétends m’impliquer plus en avant dans ce monde par la voie d’une intense rêverie dont je ne suis pas tant le sujet que l’objet car c’est Auschwitz qui rêve à travers moi. Je me contente d’interpréter ce rêve, à la manière d’un musicien qui suit une partition. Et mon interprétation, à l’occasion de laquelle j’appose ce que je pressens être la pointe d’une possible singularité créative, aussi modeste soit-elle, est une figuration de cet ailleurs.

Un tel point de vue, si spectral, sur ce monde, m’engage à discerner la fleur immarcescible d’Auschwitz dans les paroles et les actions que requiert à l’ordinaire le commerce des humains. Il est dans mon habitude de remarquer la fragile caresse des cendres humaines sur la peau des joggers. Et c’est un savoir incommensurable. Une mélancolie. Un faisceau de ténèbres qui arpente et creuse ma disposition à l’existence jusqu’à la vider de sa moindre et propre substance au profit d’une sombre vacance anonyme.

Je touche au regret qui devance chaque naissance de notre espèce aujourd’hui. Je perçois les cris des gazés dans ceux des nouveaux nés. Derrière les entrelacs de mes songes diurnes, l’origine dévoile son site pour l’engendrement des générations européennes, ni dans l’inaccessible nom d’un d/ieu, ni dans les gloires d’une science, mais dans l’insalubre géométrie d’Auschwitz. 

Il m’arrive de m’asseoir sur un banc de guerre lasse. Je constate les ridules que déposent à la surface de l’eau de brèves sentences du vent. La fatigue m’est un viatique pour en tirer les conclusions qui se doivent. Je laisse à ma torpeur le soin de consigner les formules d’usage. J’écoute le silence strié d’Auschwitz battre à l’unisson de mon pouls. Les platanes immenses inondent la ville de leurs feuilles imputrescibles qui peu à peu comblent le canal ancien sur la berge duquel je stationne. La tragédie d’une vie exercée dans ces jours. Il y a encore des lieux vides où sont consignés les textes, mais ils ne sont plus à Jérusalem, mais ils ne sont pas dans les métropoles de la science. Les textes du dogme aujourd’hui, sous le sceau duquel la vie des hommes et des femmes s’exerce et se reproduit, sont colligés dans les chambres d’Auschwitz. Tout visage du monde occidental porte la marque de ce père inconsolé. Quand je me croise dans un miroir, je ne manque jamais de constater cette hébétude muette d’un homme réduit à constituer la matière première d’une usine à cadavres.

Il suffit d’un ciel glaucomateux, lent, affaissé jusqu’aux cimes des arbres ; il suffit d’une atmosphère aux tentures épaisses et froides, dégoulinantes de ce gris disparate et sale dans lequel nos vies urbaines se reconnaissent et se racontent. La littérature appelle ; son impérative imminence nécessite que je sois le véhicule d’un transport d’archives impersonnelles et fantomatiques. Les réminiscences du meurtre de masse défont une manière ordinaire du monde, jusqu’à ma désaccoutumance, si bien que je perds le sens des actes quotidiens auxquels je m’étais proposé de me prêter. Le rêve regarde depuis le lieu de ma mise à l’écart. La cohorte enchevêtrée des assassinés, l’odeur de chair humaine brûlée, les cris mats des femmes qu’on viole dans les casemates là-bas. Ces visions délestent les présences au profit d’une possible origine. Elles déplacent l’exercice de ma responsabilité, de la réponse à ce qui m’arrive vers la question de ce qui nous hante. Et la littérature y trouve un corps. Elle y conçoit un prétexte.

Il convient que je confesse le motif qui anime ce détournement de mon existence auquel je me prête. Il ne saurait en effet être question que je laisse entendre une quelconque dimension sacrificielle dans cette entreprise. Ma nécessité n’est pas idéologique, elle relève d’un simple plaisir infantile de la succion. 

Je ne peux échafauder ici une théorie, il ne peut être question de mettre en lumière une inclination orale aussi incontrôlable et dépourvue de visage. Seulement, il me semble possible de faire état du sein auschwitz auquel je tète. 

Les mots qui nous précèdent ont ceci de flagrants qu’ils suspendent nos paroles les plus singulières à nos propres lèvres balbutiantes. Auschwitz a ceci de salutaire qu’il constitue l’unique sein d’où peut jaillir un récit qui ait encore quelque substance pour un homme occidental. 

J’évoque ici la blancheur crémeuse de ce lait, son épaisseur idoine, je pense à cet élément chaud et favorable qu’on peut désigner sous le nom de littérature.

Mon besoin de sein est grand. Pour des raisons biographiques sur lesquelles peut-être j’aurais l’opportunité de revenir en d’autres lieux, je suis sans cesse mis en présence de la faim. Le manque de ce lait de la langue, cette carence que rien ne saurait combler durablement, appelle le sein qui apparaît dès lors sous le visage halluciné de la rêverie auschwitz. Mon corps absenté, accaparé par la chair du rêve, tète les histoires, tète les images, il incorpore, enfin, pour un instant, un destin identifié à la littérature, c’est-à-dire un destin qui n’exclut pas la liberté. "






Lorenzo Lotto, portrait d'un gentilhomme dans son étude





Mars 2015












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