vendredi 12 décembre 2014

493 - peut(-)être un journal









A. donne à manger à notre fille dans la chambre. J'attends dans la cuisine. Un verre de vin se tient sur la table. Et des lumières se déposent dans les courbes des couverts. J'entends mijoter le tendron de veau. Aujourd'hui j'aurais atteint un peu de paix. Un peu de l'entreprise tendre et vraie. Je sens ma peau clore et dialoguer. Il est un temps, donc, possiblement heureux. Quand prendre soin des autres c'est prendre soin de soi. Dans cet accord, légèrement douloureux, d'une mort qui vient et d'une vie qui va. C'est si évident, parfois, comme la douleur a maille à partir avec la joie. Comme la joie est une suite du sentiment tragique de notre finitude. Elle est si pérenne, cette joie par delà les siècles, elle perdure, j'en suis sûr, elle est le visage de l'humain. Elle est de l'humanité de l'homme et de la femme. Joie poignante, qui écorche et pèse... Alors je jette un oeil au tout petit jardin qui prolonge notre maison, et je me dis qu'il est bien assez vivre aujourd'hui. Parmi les violettes, l'érable et le camélia. il est bien assez être ouvert comme une source qui donne, avec ce vague pressentiment sans doute d'un estuaire immense quelque part dans la plaine - mais, au fond, que lui importe l'océan à la source, elle reste plus attentive à cette herbe qui s'use tout proche sous la meule du vent.


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Cristine Guinamand à l'atelier - Septembre 2012 by ourfti

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Le geste du peintre, sa prestesse, sa sûreté, sa corporéité : hé bien c'est cela que je cherche à atteindre dans LIVRE AVRIL
Que ma main ouvrant le poème ait cet allant d'une enfance arrivée à maturité : d'une souveraine intimité avec le surgi de l'instant.
Depuis le début de ce travail, j'ai l'idée que je suis en train de peindre. Rien de très nouveau là dedans. Pour autant, à l'échelle de mon atelier, c'est un passage important, fruit peut-être du travail mené jusqu'à aujourd'hui, à plusieurs niveaux :
d'abord je sors du mot, de la phrase même, pour atteindre au paragraphe; et chaque paragraphe est comme une lettre.
ensuite, j'écris avec le corps, l'esprit en arrière.
          Le corps écrit, l'esprit guette, à l'affût, pourrait-on dire -
          à l'affût du bois sans nom dont il est fait.


Et de cette liberté issue de la durée (ces années à écrire comme on fait ses gammes dans l'apprentissage d'un instrument) s'instruit une forme un peu monstrueuse de livre, en tout cas très baroque je crois, fournie en plis, en démesure, en excroissances, en déraison. 

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La frontière aujourd'hui aurait absorbé le monde et les humains.


Il n'y aurait plus d'entre parce qu'il n'y aurait que de l'entre.
C'est-à-dire que personne n'aurait autorité aujourd'hui 
pour séparer la houle en différents territoires. 

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J'ai attendu ce moment parce qu'il ne comble rien, et surtout pas ce creux au sein duquel je me tiens. Je vois combien la lumière importe et ne résout pas la tension inhérente à la circulation de mon sang dans l'épaisseur. Le jour encore à cette heure n'hésite pas, il encombre, superbe, le silence, et rien ni personne n'est en capacité de s'en défaire. Le jour occupe l'espace. Le jour déploie sa puissance, sans symbole ni apparat, sans discours ni martèlement, c'est là son talent, son extrême pouvoir. Si bien que nombreux sont ceux qui n'envisagent pas qu'il pourrait en être autrement. Je reste, sans pour autant m'opposer frontalement, sceptique quant au bien fondé du jour. Je finis bien souvent par lui taper sur l'épaule, je lui dis, allez va, tu étais là bien avant, tu seras là bien après, que veux-tu, tu n'as pas ce bénéfice de la brièveté dont je jouis, je peux bien excuser ta soif démentielle d'occupation, ça va pour cette fois. Et puis je m'en vais perdre mon temps.

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Je ne m'attends plus. Tant pis. L'écriture emporte le morceau. Aujourd'hui c'est une tristesse froide, très loin de toute pensée, c'est un sentiment mat, sans atteinte, dans le ventre, sans affection représentable : une présence de la noirceur et du mort qui irradie jusque dans le livre.

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Ou bien: faut-il concevoir la catastrophe comme une sorte de retour "naturel"? Par exemple, les invasions mongoles du XIIIème siècle sont une catastrophe. Mais pas pour les Mongols. C'en est une pour nous, parce que l'Histoire, ou plutôt l'histoire, n'est pas écrite par les peuples qui apportent les catastrophes, mais par ceux qui les subissent. Que disent les Mongols de ces invasions? Nous ne le savons pas. C'eût été pour eux un début, le début d'une victoire, d'un progrès de civilisation si la mort du grand khan n'avait tout interrompu. Alors, catastrophe ou pas catastrophe? Pour moi, oui, pour toi, non. Vérité cruelle, car il faut voir la catastrophe pour ce qu'elle est: une catastrophe. Précisons donc qu'on ne peut parler de catastrophe que là où la notion de catastrophe, sa signification et son importance culturelles sont claires. L'effondrement de la culture européenne est une catastrophe - mais pas cosmique, naturellement; et peut-être même pas européenne. 
C'est une catastrophe pour toi? Oui. Alors écris en conséquence. Avec tout ce que cela implique. 
Je ne veux pas de solution, je ne veux pas combler la fosse commune qui bée entre le monde et moi. 
Imre Kertész, Sauvegarde, journal 2001-2003, Actes sud, p 59

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Pour Noël, ma fille veut toutes les robes de princesse, une boite à musique et une bouteille d'eau Cristalline 50 cl.

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boire un thé près
du jardin qui bouge
un peu dans le
demi vent jaune
et rouge

poser l'encre
et laisser faire
le goût dans
la bouche

déguster la fatigue
qui me porte par
les aisselles

mes paupières lourdes
disent des présences
inouïes

j'instruis le dossier
d'une vacance
d'où saliver
face au figuier

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journal de l'en fuite et du sans cesse



Projet d'écriture à long terme, dans la discrétion des jours

j'ai fait un premier essai lors d'un vase communicant avec Brigite Giraud ici

technique d'écriture sur le motif (dans le bus, métro, dans le salon, dans les interstices de l'emploi du temps)
au plus près du n'importe quoi qui émerge au fur et à mesure, prise de réel, non pas pour une description mais pour des mots tels qu'ils viennent à la main, entre censure et laisser aller

c'est un journal sur l'espérance, comme quoi écrire ce qui vient à la main ne serait pas dénué de sens, écrire sans message à donner ne serait pas dénué de sens, écrire dans la seule intention de prendre la mesure d'une présence humaine ne serait pas dénué de sens, écrire avec l'espérance que le langage puisse encore faire passer la présence humaine comme une fin en soi, avec ses beautés, ses tragédies et son dérisoire


ensuite long travail d'atelier
quelques essais ci-dessous, en jpeg parce que la mise en page n'est pas reproductible avec les moyens de ce blog.










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Serge Bonnery a cité les Balises pour la dissémination "Après Auschwitz, écrire..."
Je travaille actuellement à répondre à quelques questions qu'il m'a transmises sur ce sujet, qu'il publiera sur son site L'épervier incassable
Je suis très heureux de cette collaboration sur un thème qui me tient tant à coeur.

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je marche
     - avec dans la main
     gauche mon carnet
     ouvert entre mon pouce
     et mon index et mon majeur, avec
     le capuchon de mon stylo sous
     les doigts restants - avec
     dans la main droite
     mon stylo ouvert, noir
     urgent -
          je marche
     et puis j'écris cela
          debout
          perdu
          immobile
     quelque part dans la ville

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mes muscles douloureux, le moindre geste me coûte, et ce mal de crâne qui tape à la porte sans cesse - tambourine la mort - de qui ? - la mort à moi-même - et cette fatigue qui me dévore comme une amante à la passion, et ce manque abyssal de tonus et de souplesse :
     il va de soi que cet aspect très dolent de ma vie aujourd'hui est issu du "travail" incessant de la psychanalyse. cela ne va pas de soi: 


cette des-intrication de l'urine et du sperme 

qui occupe toute ma personne:

     ce masque derrière lequel un anonymat devient quelqu'un à chaque instant : un humain

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Je ressemble à cette femme. 
Magnifique travail de David Fox, issu de sa série dante's inferno.






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Deux dernières phrases d'un roman qui n'existe pas :


J'ai appris que j'allais mourir bientôt. Ce sera l'occasion de régulariser ma situation.

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