mercredi 19 mars 2014

429 - peut(-)être un journal






Les poèmes alternent les saisies, mais elles sont toutes vraies, dans leurs ordres. On est toujours en vérité, mais on a changé d'étage. On pourrait simplifier cela, rester au même niveau tout le temps. Ce n'est pas mon choix parce que le vrai de vivre est justement cette complexité, ce bazar d'être.


Antoine Emaz, Flaques, Centrifuges, 2014

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Gérard Grisey, Les espaces acoustiques, Prologue pour alto seul

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la cour - de récréation - la paix - qui joue - dans les enfants - et ce - soleil - ton coeur dehors - la paix - s'amoncelle - dans les jeux les galops ruades et cris - et c'est - joie - une plaie - celle qui revient à la course du ruisseau - cette enfant - aux longs cheveux de sang dans la lumière des lisières - une plaie - oui - dire que oui - je dis oui - une plaie - ravinant la pente au soleil - dans cet écrin de poussée vive - s'ouvre - et crie - et retire - les tentures - à l'ordinaire - ce jour lent - ce jour qu'on ne voit plus - : ce que je vois - dès lors - : la nuit - oui - qui démarche nos voix - délaisse nos os - ce grand - commerce ce grand désert - qui chute - cascade - délinéamente - dans les enfants - dans les jeux - depuis - c'est - la nuit depuis - qui troque - un frôlement de tout - contre - nos voix qui tètent à la cime - d'une massue de lumière

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le narrateur des Balises, hé bien, son âme, si je puis encore user d'un tel terme, son âme a ce visage, exactement ce visage, quand il a vu le reflet de lait sur la console dans le hall, quand il entend l'ambulance s'éloigner, quand il explose en morceaux de silence, il regarde de côté, vers l'intime siège de son être déporté au dehors, dans l'histoire des quelqu'un-d'autre


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Sentiment d'accablement devant les poèmes au travail : sans doute ai-je trop relu. Il n'en reste qu'une bouillie qui rissole dans ma fatigue. 
Lire Markowicz (me sauve).   

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faire décongeler les blancs de poulet

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Je cours après des noms sous lesquels me faire épingler: poète, écrivain, auteur... 
C'est ridicule et c'est légitime. 
Je peux dire que non c'est pas vrai je m'en fous des titres oui je m'en fous mais je m'en fous pas aussi mais
mais cela reste sans importance. 
Même si fondamentalement je ne peux guère éviter de me ranger sous quelques mots; mais alors, pourquoi pas, plutôt: pluie, herbe, ville, voiture...
On dirait, me voyant arriver : tiens, voilà la pluie! 
ou bien : j'ai rencontré la ville hier, il va bien. 
ou bien : je peux pas voir voiture en peinture, c'est un salaud ce type!

Quoi qu'il en soit, je gigote sous l'intitulé d'éducateur spécialisé. Et c'est un beau métier je trouve qui se trame-là. Il y est possible encore de s'inventer au fur et à mesure: bricoler un soi que dénature sans cesse la rencontre avec les enfants. Le travail, ce n'est au fond que ça: se laisser défaire par les enfants et puis on se fait ensemble, au présent des émotions, des disputes et des partages, on se fabrique les uns les autres - on rigole bien. 

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Quand tout marche bien, il est grand temps d'entreprendre autre chose.



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je vois cette femme - je vois ce cairn de graisse - cet empilement d'émotions - et ces yeux de nourrisson sertis dans une avalanche - je vois c'est - du souffrir - et du souffrir - dans l'enfant qui regarde - du coin de l'oeil - et la main qui tient le ciel - on ne sait comment - et le ruisseau dans ses doigts boudinés - elle pleure - elle rit - elle rougit - c'est une femme oui - encore une enfant - une mère oui - en errance - sous un corps immense - qui pend comme un lierre - en bord de peau - les mots - perdus dans un à vif - torrentueux - ce sont des - couleurs - les mots - pour elle - on colorie le temps qu'il fait, avec - guère plus

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9h40
la lumière roule en boule un temps, une angoisse, elle presse et le jus tombe en flaques d'assentiment

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Tenant encore dans ses bras la petite fille, Boris regarda Yaakov du coin de l'oeil. Le garçon était debout, appuyé contre le mur et fixait le sous-officier de ses yeux noirs. Il y avait dans ce regard comme une attente muette. C'est par lui, par Yaakov, c'est par ces yeux que cette minute va se briser comme une tirelire. C'est là que cette attente va s'écrouler dans... dans son issue -- cette pensée effleura le cerveau de Boris pendant une fraction de seconde.Tandis que les deux femmes brandissaient vers le caporal leurs laissez-passer impeccables, son regard croisa celui de Yaakov, chargé d'une haine railleuse. La science de haine n'est accessible qu'aux enfants, songeait Boris. De nouveau le silence régnait. Puis le garçon ouvrit largement la bouche et tira en direction du caporal une langue rouge, longue et large, un corridor infini tapissé d'une moquette pourpre, une langue trop réelle, terriblement réelle dans ce décor qui ne l'était pas. Telle est donc la voie qu'emprunte ce moment pour se réaliser: la langue d'un enfant, pensa Boris en entendant le caporal prononcer distinctement, lentement, une phrase presque neutre : " Que ce garçon-là est mal élevé!" Boris s'abstient de décrire en détail le massacre. Trois soldats tenaient le garçon rebelle, tandis que le caporal lui découpait la langue avec une baïonnette trop grande pour cet usage. Il y avait du sang, beaucoup de sang, davantage -- d'après les estimations de Boris -- que ne devait en contenir le corps tout entier de Yaakov. Aucune parole ne fut prononcée par le groupe d'enfants qui se figea en une immobilité complète...La petite fille que Boris avait tenue dans ses bras fut la deuxième. -- Elle a de très beaux yeux, fit un soldat, comme des brillants. On aimerait les enchâsser dans une bague. Boris n'avait pas eu le temps de parachever une prière muette, violente comme un choc, que le Chassieux s'était déjà mis à crever les yeux de la fillette avec un canif en corne, celui-là même qui lui servait à ouvrir les boîtes de singe. Il confia ces yeux à Boris qui les prit dans le creux de sa main et songea: Une paire d'yeux, objet somme toute utile, tellement compliqué et difficile à reproduire. Il n'y a que le Créateur, dans Sa richesse et Sa prodigalité, pour se permettre un gaspillage pareil! Ça glissait. Ça dégoulinait. Des cris stridents remplissaient la pièce comme autant de petits animaux affolés. Des bâillements, des sons vagues, des bruits monstres et bâtards. Des déchirements de sens et de peaux. Des figures géométriques, toutes les géométries qui entraient en folie comme on entre dans un bain chaud. Quelqu'un qui dit : "La géométrie, cette preuve irréfutable que Dieu est fou, fou à lier..." Le ventre de l'Univers, le ventre de l'Être était ouvert et ses tripes immondes envahissaient la pièce. Les dimensions, les catégories de la conscience, temps, espace, douleur, vide, astronomies se livraient à une mascarade ou à un combat, à une noce ou à une chevauchée et la chair des rêves s'étalait sur le siège de Dieu, évanoui, couché sur le ciment dans Ses propres vomissures.



Piotr Rawicz, Le sang du ciel, L'imaginaire Gallimard, 1961 (réédition 2014), p 166 - 167

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On joue aux anagrammes. 
Yaakov se retourne vers moi. Il me dit, l'air émerveillé, désignant son crâne à l'aide de son index : "Un mot dans ma tête!" 
Quelle découverte! C'est la première fois! Il a un mot dans la tête! Il pense!
J'ai envie de pleurer. 
J'assiste à une naissance de l'humanité. 
Il lève la main. L'animatrice lui donne la parole. Il jette son mot, il le livre au monde, il met sa pierre à l'édifice de la parole mondiale, il le dit fort, et son mot c'est "non!"
Et moi j'entends : "OUI, J'EXISTE!!!"

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On dit que le tout comprend la partie. 
Je ne peux pas dire que je me comprends.
Sans doute ne suis-je pas un tout.

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cette peur - de parler - aux autres - autour de la table - de se livrer - d'être présent - à la parole - en train de se créer - de se ramifier - de se transformer - de nouveau cette peur - de se dévoiler - à soi - aux autres - comme si perdre ce qui nous quitte dans une parole n'était pas enrichir ce qu'on devient

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la fatigue m'éveille à de sombres masses - de courtes enjambées - à même un péril sage - sur une lumière rigide - une fête en bois : écrire alors - écrire dans l'indigente magnificence d'une main livrée à son geste dé-pensé

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J'espère n'avoir jamais à choisir entre Pépito et Granola, se dit-il en refermant le placard.

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à l'aubette - pluie - le vent des tôles en bruit - ça oscille - le banal lent - la météo - colorie de luire - la ville - mate - s'y mire - phares allumées - des idées - ces gouttelettes - arrachées sous le pneu - les petits ronds - dans l'huile maronnasse - d'un caniveau - qui pense - autant que d'autres - j'aurais aimé - près d'elle - mais non - il a fallu - partir - pourquoi je sais - pas - je ne sais - la part - de quelque chose - mort

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Et après le visage tout est neuf. Comme la nuque fraïchement taillée qu'on découvre dans le miroir du coiffeur. C'est un jeudi refroidi sec. Il cherche près de la gare. Les voies. La route longue et au bout la haute maison, l'autre maison. Aux volets grenats. Fermés. Toujours fermés. Encore. Qui habitait là?


Je revois assez nettement le camion-benne en plastique gris militaire avec une étoile rouge à l'avant -- cadeau. Noël, certainement. Mais les mains, les visages... Rue droite vers les pavillons. Oui, tourner-là. Puis à droite. Ici. Barrière vert foncé, je sonne.


François Rannou, La chèvre noire, Publie.net, 2012

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la : baie - anse 
il s'agit de fluer
le long du ciel

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9h10
la lumière fait table rase dans la foulée des rues

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- Tu sais, c'est quoi... heu... mon meilleur manger? 
- Non.
- Heu... comment on dit? Y'en a à l'école! C'est petit comme ça...
- Des petits pois?
- Non!
- Des lentilles?
- Oui! Ah ça j'adore trop les lentilles!

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Je lis essentiellement des gens qui écrivent. C'est tout dire. 


sans le chant du corps 
de l'aimée
nulle sagesse

le lien
est une caresse

revenir à la lente 
remontée du songe

si lent ce 
hurlant
qui revient 
depuis demain 

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- Julien! Tu sais c'est quoi ça?
- Non.
- De la compote! Et y'a de la pêche dedans!
- Ha.
- C'est pas bon hé!

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 dans le mot sucette il y a le i du bâtonnet - je crois


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Ma fille parle de sa grand-mère morte il y a plus de vingt ans, et voici ce qu'elle dit:

     elle est là
     elle est morte
     elle est dans le lointain
     et elle est morte

Elle dit ça comme on mange un bonbon en faisant du vélo. 
Faudrait que j'y arrive moi aussi. 
A dire les choses en passant.
Dans la grâce d'un galop.
Que je délaisse les flaques pour le vent.

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Peut(-)être un journal - mars 2014

1 commentaire:

Dominique Hasselmann a dit…

Musique Grisey
Dessins grisés.
Mots cisailles.