jeudi 29 novembre 2012

277 - On joue?












Jeudi 29 novembre 2012
Dans le sillage d'un désir de vivre je poursuis mon oeuvre d'anéantissement. La vie dans les barbelés, dans le Camp, la vie sous le mirador ; comment sommes-nous aveugles de la sorte, quand l'imminence d'une catastrophe se fait monde, se fait chair, se fait parole? Néanmoins rien ne détourne le témoin de ce qu'il ne voit plus: l'horreur qu'il est en tout lieu, ce vestige de mort dans les Plaines, ce reste lesté de désespoir, d'orgueil et de suffisance. Ô nuit barbelée, ta sagesse se rit de mes pores, de mon idiote épaisseur, ta lumière de suie colle à ma peau, poursuit mon épiderme. Je m'arrache à tes songes, je cherche le jour fébrile de ma naissance, je cherche le jour fébrile de ma journée vivante, le souris de l'aimée, la caresse de la Culture, le jeu de l'enfant, je cherche dans l'horreur que je suis la première fois à venir, la mauvaise blague qu'est ma vie, l'écho dévasté d'un savoir innocent, le bal enchanté des faméliques déportés.









Le camp de concentration est imaginable exclusivement comme texte littéraire, non comme réalité. (Pas même - et peut-être surtout pas - quand on le vit).
 Imre Kertész, journal, p 222





Le Camp est matriciel. Il est la matière même de fiction, dans la trame de laquelle nous naissons à nous-mêmes. Quiconque rejette cela se condamne à être rêvé par un rêve de vie heureuse, un rêve sans personne, un rêve publicitaire.










Les sourires effrayants 
que la mort placarde partout dans la ville.
 Dans la blancheur des dents tremble 
la peau blême des cadavres. 
Le rêve d'une vie sans mort
nourrit la souveraineté de la mort.





j'ai choisi l'amertume
elle est esprit de vérité
même si les morsures s'inclinent
sous le poids des innocences
même si mon linceul sur le vent des routes
rit comme un fou
je me dresse 
sur l'enclume des rires
pour y forger un rire plus grand encore

la vie reste ce regard qui fuit sur la terre
et la puissance de ma main
se mesure à l'empan de mort 
dont elle ne se saisit pas

il faudrait jouer des bras
sans cesse
pour faire valoir le bien-fondé
d'une symbiose entre
joie et désespoir
que vivre c'est se faire avoir
par amour de la vérité
c'est porter la main sur soi
se porter atteinte
jusqu'à la jonction
l'estuaire amer
où présence et mort s'entre-dévorent

dans la jonchaie
sangs palpitants
caves en silence
s'élève un autre rire
autrement créateur
puis s'éteint
au passage

je cherche le Camp
le Camp que je suis
le Camp où je suis
je cherche les usines de mort
qui trament nos généalogies





Van Gogh, Le crâne avec la cigarette brûlante
Je l'appelle pour ma part: portrait du père.





- On joue?
- Oui!











Mercredi 11 mai 2011
Question: si vous n'aviez plus rien à dire, qu'est-ce que vous auriez dit juste avant?










La lunette d'approche

mercredi 28 novembre 2012

276 - Quelque chose a volé en éclats






quelque chose a volé en éclats
je crois que je devrais me sentir concerné
je crois que je devrais
il n'en est rien peut-être
peut-être que je rate la cible
peut-être la cible envers moi n'a pas d'amour
seule ma peau cherche les reflets
et mes amis dans la vie sont pressés
et les flaques jouent sans mon enfance
regarder le ciel
à verse ou bleu
regarder le ciel à mort
mais voir les pores du temps
mais voir la vie me raviner
mais voir la vie dans ton visage
mais voir la vie me traquer dans tes yeux
mais voir la vie désosser mes fuites
mais voir quoi
?
l'inverse
l'ironie
le père en bloc
en bloc de haine
notre haine du père
que la parole nous ligote
c'est notre terreur
c'est ma terreur de tout le monde
quelque chose a volé en éclats
je crois que c'est l'amour
l'image d'un coeur épris
courageux
brave
je crois que c'est le père
je crois que c'est ma main
je crois que c'est ma joue
je crois que c'est nous
je crois que c'est la vie
je la vois
dans le ciel perdu dans son chagrin
les oiseaux volent en éclats
vers le Sud





Feuilleter le livre du Coeur d'amour épris




- T'en veux de l'eau?
- Oui s'il te plaît.





Absolu
tes bassesses m'ont laissé beau.





Shostakovitch, quatuor à cordes n. 15, mvt IV, Borodin quartet





La mort panse le rêve.





Il a suffi que je lise le nom d'Imre Kertész dans le journal de Guillaume Vissac pour que me revienne l'envie de plonger dans son oeuvre bouleversante:








Vivre retenu
trêve





Mardi 26 novembre 2012
Ce matin j'ai pris le bus au jour tombant. A verse les feuilles déchirantes des arbres, les halos glauques des yeux des voitures, une fine pluie qui racontait l'outre monde. Dans ce désastre insensé chaque vie humaine semblait une incongruité. Que les vents les jours les feuilles puissent continuer sans nous est une idée qui m'apaise. L'homme occidental a besoin de s'extraire du centre du monde pour respirer. Il a besoin de briser son image. 
Dans le bus, odeurs entrelardées de soupirs, radeau des intimes sur la rade des corps, rides de douches dans l'habitacle. Les visages froissés d'oubli, criés de nuit, les yeux dans la plus-que-mort: la vie sans la mort, la paix sans paix qui est la guerre contre la mort. 





Où est l'homme?





Jeudi 13 octobre 2011
Je suis allé au cirque avec les enfants. J'ai été très ému par le numéro de la fille sur la corde, cette façon de se glisser dans un noeud, en équilibre dans le vide: c'est une image époustouflante de l'humanité, de l'être ((femme) de l'homme. La femme danse et se love et serpente dans une suite de noeuds qu'elle fait et défait; la femme noue l'équilibre, la précarité, le vide; elle est le principe gracieux qui de boucle en courbe noue le temps et l'être (?).






- Mais arrête!
L'autre rit.
- T'as pas le droit!





Se battre - se révolter - s'acharner dans la vie - 
trahir encore et encore la moindre pensée qui se fige.















La lunette d'approche

mardi 27 novembre 2012

275 - Le dernier signe











Il y a quelques jours, Sarah, ma fille, nous a appelés pour qu'on vienne voir une lettre. "C'est un e!" a-t-elle affirmé, radieuse devant son tableau. Pour la première fois cette enfant associait son dessin à une lettre.  Sa mère et moi en avons été très émus. C'était comme un seconde naissance. 
Si je regarde attentivement cette calligraphie âgée de deux ans et demi, ce qui n'est pas bien vieux notons-le, je vois incontestablement une proto-figure du e, comme vue dans un miroir. La courbe est bien présente, même la boucle. Je vois aussi un bonhomme sans bras, courbé, la tête en avant, qui essaierait de se relever sans succès. Ce serait une figure de l'homme affaibli, luttant contre la mort. Le segment indépendant pourrait représenter un ultime pic de son électrocardiogramme avant qu'il n'épouse la ligne plate à gauche.
On pourrait imaginer que ce e, créé par une menotte maladroite pressentant peut-être quelque chose de la mort, représenterait l'homme face à sa disparition. Alors bien sûr, on penserait au fameux lipogramme de Georges Perec, à ce roman écrit sans la cinquième lettre de l'alphabet. Mais pour ma part, depuis le début, je pense à Jean Prod'hom qui nous raconte comment son désir d'élucidation fut mis en échec par les quelques mots que son père écrivit d'une écriture illisible avant de mourir: 
J'ai donc été tenté de faire la lumière en ramenant l'illisible du côté des vivants, mais l'illisible se partage les règnes, il est aussi du côté des morts. Scruter ces messages d'un monde intermédiaire, longuement, à l'oeil nu comme à la loupe, ne m'a guère avancé. Je m'y suis fait, papa est mort en nous laissant quelque chose d'illisible. 
Dans son style limpide et puissant, l'auteur ajoute:
Je crains que les derniers mots ne soient toujours inaudibles, toujours illisibles parce qu'ils sont les premiers mots d'un texte étrange, aussi étranges que les cris du nouveau-né.
Je crois que ce signe de Sarah ne figure pas un commencement, mais qu'il trahit une fin, une dernière fois. Je crois qu'il est un dernier terme. Ce e dans le miroir, cette silhouette se dressant en un ultime effort contre sa disparition, est un adieu à l'invieillesse du néant, au silence de l'inexistence. Il est l'entrebâillement du rideau voilant le mystère, par lequel Sarah se glisse et entre sur la scène de l'homme, mourant à l'Abîme dont nous sommes issus, où nous sommes appelés, dans l'inconfort duquel nous logeons toujours avec la distance et la peine des mots. 
Dans quelques décennies, Sarah écrira peut-être elle aussi l'entame illisible d'un texte étrange. Pour l'instant, j'aime à penser qu'elle a croisé dans l'indicible le père de Jean Prod'hom, que son e est une lettre qui lui est adressée, une sorte de clin d'oeil de celle qui meurt à l'absence à celui qui y naît.



Quoi qu'il en soit, les joggers joggent: voilà le vrai mystère.
















La lunette d'approche  

vendredi 23 novembre 2012

274 - D'accord






Creuser cette incompétence dont je suis le visage. Ne pas chercher ailleurs que là: dans la limite même. C'est faire la vie, jouer son jeu suivant la règle que peu énoncent; à savoir que chercher l'inconnu, l'inouï, requiert avant toute chose une foncière incapacité à mener à bien un quelconque projet. Parce que
c'est   dans la déroute que trouve à se manifester ce que personne n'attend
          dans la défaite
          et le désamour
parce que 
nous n'attendons jamais de nous-mêmes.










Attendre, pour qui prend le temps de s'agenouiller devant les vagues,
attendre se révèle parfaitement inhumain.
C'est une atteinte de soi à laquelle nul ne consent vraiment.









- Ta journée?
- C'était bien... Et toi?
- Ouais... j'ai parlé avec les collègues, ça va mieux.





la nuit je n'aime pas mourir
je n'aime pas mourir
sans savoir pourquoi
je meurs
pourquoi je meurs sans savoir
ce que ça veut dire
ce que la mort évoque
de sa propre étoffe
de son propre mufle
ce que la mort signe
quand mon coeur s'arrête
ce que la mort paraphe
chaque fois que mon sang se fige
la nuit je n'aime pas mourir
et sentir mes dents 
et mes ongles
en rester-là
dans le silence et le pouls de ma femme










l'amour c'est bien cela qui refuse et s'oppose
à l'intelligence de soi
l'amour c'est bien cela qui troue 
la compréhension de soi
l'amour c'est bien cela qui froisse
les bien-faits de soi




- On mange?
- Y'a le reste de lentilles...
- On peut faire ça avec les cordons bleus.










le temps perdu ce n'est pas le passé
c'est le temps pour de vrai
c'est le temps
quand je laisse la place
à genoux devant les vagues
quand je laisse l'aurore
à genoux sous la lame du bourreau
c'est le temps
vidé
essoré
perclus de morts 
et d'une vacance où vaguent des choses immenses
comme la houle 







D'accord.









La lunette d'approche

jeudi 22 novembre 2012

273 - Pauvre type

C'est la nuit. La chaudière s'entend, s'emmêle au silence qui vient sans accéder à quoi que ce soit de pérenne. Certaines minutes parfois font en soi comme un puits désolant. Un trou noir et puant où croupissent ces vieilles eaux que je suis, ces mauvaises habitudes dans le reflet desquelles il ne me viendrait même pas à l'esprit de considérer un autoportrait. C'est que je suis lâche. 
Dans la nuit ma lâcheté dynamite ma présence. Elle m'ouvre à une conscience, mauvaise, plus ample qu'à l'ordinaire, de ce que je ne suis pas. C'est plutôt douloureux. C'est plutôt bien du point de vue de l'expression. 
Lâche, mauvais, dans le silence de la nuit, j'ai le sentiment que je ne suis pas à ma place. Je me sens coupable. Cet état en jouxte un autre, l'éveille par capillarité: un pressentiment dont l'objet serait une imminence. Comme une soeur siamoise de ma culpabilité prendrait vie un danger dont la singularité serait celle-ci: avec lui vient l'amour. 
De cet amour je ne saurais rien dire. Je le sens. Il est là, logé dans un risque, dans les liens et méandres de ma lâcheté, de ma culpabilité, il est là comme l'autre de tout le monde, comme le visage manifesté d'un pouvoir absolu qui se refuserait à gouverner les âmes de chacun: un amour immense, infini, démesurément cruel si je le considère du point de vue des exigences de mon quotidien.
Pauvre type. 
Que feras-tu du danger par le truchement duquel se pressent l'amour? Oseras-tu trahir les tiens? Oseras-tu te renier? Prendre tes jambes à ton cou? Oseras-tu être cet idiot qui gâche sa vie? Ce phénomène qu'on exhibera aux repas de famille? 
C'est la nuit. Je ne suis pas à ma place. De cet écart naît l'expression. De cette infidélité. 
Ecrire n'a vraiment rien à voir avec soi. 
Ecrire est dans l'idiote épaisseur de la trahison. 



Quoi qu'il en soit, les joggers joggent: voilà le vrai mystère.









La lunette d'approche



272 - Les rudérales - 29

         



     

     l'écho bleu des heures rêve dans ma ville
     mal réveillés ses phares imprègnent le buvard







          















     laisser une écorce 
     à l'arrêt
     un reste à parler
     raviné de vents
     un squame de peau commune
     pour l'usager demain
     laisser un peu d'absence







          
















     des yeux jetés dans l'automne
     essaiment et désirent
     une lumière aux bras nus 
     sous la sève assoupie

















Chercher l'essence dans le reflet, le reflet dans l'essence

La lunette d'approche

mercredi 21 novembre 2012

271 - Le sac - 3/3






Nous en étions à l'énigme.



Apparut l'innomée...




...d'automne vêtue, camaïeu marron, texture caresse, robe danse sous sifflement charnel des hanches, cheveux lumineux, bonnet de beige laine, écharpe flottant en nuances bordeaux, petits gants de noir luisant et chaussures assorties, l'innomée, apprêtée, charmante, marche, légère, attentive à son jour, lancée dans sa vie comme une eau à peine éclose dévalant le versant des collines, elle chemine dans la force et l'innocence de son incarnation, dans l'allant de son corps, dans ce bout de monde itinérant qu'elle a, dont elle est: cette chair promise à la mort qui aujourd'hui irradie, victorieuse, talentueuse, belle et magnifique, l'innomée reflète l'accord de la jeunesse et de la lumière, manifeste la concorde embrasante et sans âge de la flamme avec le vent, l'innomée, prophète, de l'index de sa main droite pointe le ciel, l'infini, l'éther azuréen, elle désire, et ses pieds effleurent à peine le sol - juste une pointe, juste un talon - tant elle désire, désire, désire

et le masque recelé dans le rien de la peinture - ce drapé d'un banal sac poubelle venu au jour par hasard - révèle, par la simple présence de l'innomée, qu'il présentifie la douleur infernale et incessante de l'innomable parce que lui, qui pourtant soutient l'univers et nous enfante à chaque instant, jamais, ne sentira sur sa peau le petit vent vif d'un automne radieux dans le pressentiment limpide d'une existence à vivre.


Cette douleur de l'innomable est précieuse: elle cimente la solidarité des ébranlés.









La lunette d'approche



mardi 20 novembre 2012

270 - Le sac - 2/3








Je vois des plis verticaux modérés par quelques accidents obliques, je vois une alternance plus ou moins rapide de périodes sombres et de moments crayeux, je vois une ligne parfaitement verticale, fine et blanchâtre, qui se distingue dans ces fronces hasardeuses.




Je vois une nette accélération du rythme des plis, tourbillonnaire, dans un triangle posé sur le revêtement du trottoir, je vois un début d'effilochure sur le bord à droite. 




Je vois trois dépressions de forme oblongue qui se succèdent en tombant vers le sol.



Je vois deux reflets blancs striés de plis rapides sur lesquels la lumière se brise, je vois une anfractuosité qui sépare les deux reflets selon une diagonale partant d'en bas à droite, je vois une ligne, très pure, qui file, altière, indépendante, du coin bas gauche avant de bifurquer légèrement sur sa droite.

Je vois des différences de lumière, je vois des rythmes, je vois une grammaire graphique passionnante dans laquelle je pourrais me perdre pendant des heures: je ne vois en somme rien...




...jusqu'à ce que je rencontre ce possible masque grimaçant, totémique, affreux : deux petits yeux de part et d'autre d'un axe long, large, qui irait en s'évasant, malgré deux accidents prononcés au centre et sur le côté droit, jusqu'à la cassure horizontale de la bouche dont la commissure gauche serait nettement plus basse que la droite.




L'oeil à gauche est à moitié recouvert d'une paupière plissée, nerveuse ; la pupille, minuscule, opaque, nous vise sans aménité; une balafre au-dessus, se ramifiant en petites cicatrices, donne à penser que nous sommes en présence d'une entité guerrière, belliqueuse.




L'oeil à droite est énucléé; l'orbite vide, inexpressive, bée comme une promesse de mort, un voeu de néantisation. Des rides brouillonnes versent sur le côté, sans sagesse, contractées en un effort terrible pour retenir on ne sait quelle fureur.




La bouche affiche un rictus atroce d'où saillent quelques dents pointues à la commissure du côté gauche. C'est dans une tension extrême qu'un cri semble commencer d'en sourdre. 

Quelle est la cause de cette figure menaçante de l'innomable que j'abîme en essayant de lui accoler mes mots grossiers et insuffisants? Quel est ce cri au seuil de son essor? Quel est ce cri sur le point de défaire le monde?

A suivre...





lundi 19 novembre 2012

269 - Le sac - 1/3








J'ai pris cette photo un matin après avoir déposé ma fille à la crèche. Cette abondance de sac poubelle, cette cascade de plastique m'a interpellé, me rappelant de grands moments de la peinture européenne, notamment certains drapés de van Eyck.


van Eyck, Les époux Arnolfini


Van Eyck, La vierge du chancelier Rolin 


Peu de temps après, un ami m'a parlé du critique d'art Daniel Arasse dont, il y a maintenant quelques années, j'avais dévoré le livre "Histoires de peinture" issu d'une émission radiophonique de France Culture. Par une intuition latente, cachée sous mon espoir manifeste de renouer avec un plaisir intellectuel intense, j'ai feuilleté de nouveau quelques chapitres de l'ouvrage et, selon une coïncidence qui, j'en suis certain, n'avait rien de fortuit, suis tombé sur cet article : "Le rien est l'objet du désir." L'historien de l'art commence par y décrire Le verrou, tableau de Fragonard.


Fragonard, Le verrou


Il en décrit la partie gauche, laquelle prend beaucoup de place sur la toile, comme un rien : des plis, des draps, des oreillers : un lit en désordre. A bien y regarder pourtant, on y voit autre chose, mais la peinture ne le dit pas, c'est là sa puissance : elle propose mais n'impose rien et, de la sorte, parvient à transmettre l'innomable. Contrairement aux mots, elle échappe à ce paradoxe que dés lors qu'on tente de le dire, l'innomable nous échappe, puisqu'à le dire il n'est plus l'innomable. La peinture se situe en-deçà du langage verbal. On voit ou on ne voit pas, comme dit Daniel Arasse.
Je me suis rendu à l'évidence que, d'une certaine façon, j'avais moi-même photographié un rien, non pas issu de l'art d'un peintre, mais du hasard de ce sac poubelle débordant. C'était ce rien qui m'avait saisi, cette effraction de la peinture dans le réel pour y commettre un délit de figuration de l'innomable.

Se posait la question: qu'y a t-il à voir dans ce rien ? Qu'est-ce qu'on voit ou qu'on ne voit pas?


A suivre...




vendredi 16 novembre 2012

268 - Variante Socrate






Tout ce que je sais,
c'est que je ne sais pas
          rien.












La lunette d'approche

jeudi 15 novembre 2012

267- Mélancolie






Certains jours, soi est d'une humeur murée. Rien n'y entre, rien n'en sort. Soi est une forteresse que nulle meurtrière n'ajoure, ne serait-ce que pour un maigre filet de lumière. Il fait absolument nuit dans la bâtisse, on s'y ennuie, le sang coule tristement dans les caniveaux, bat le pouls monotone, pèsent les chairs comme des viandes au crochet du boucher; désoeuvré, soustrait à l'entreprise du jour pour une raison qui nous échappe, soi devient le creuset d'une mélancolie où se mêlent sombres pensées, désirs d'élévation religieuse et obsessions de soi.  

La couronne dès lors nous échoit.


Valentin de Bologne, le roi David à la harpe

La couronne atteste une souveraineté sans territoire, sans gouvernance, sans pouvoir. La couronne revient à celui qui, acculé dans les nombres infinis du désespoir, s'identifie au reste. A ce qui subsiste quand tout est détruit. A ce qui reste quand le monde a sombré dans la nuit. C'est une royauté des morts, de l'ultime témoin parmi les morts, dans un univers mort. 


Ô roi de la nuit sans âge
Prince d'impuissance
La vie passée se souvient
Dans tes yeux hagards

Sur les dents de ta couronne
Se reflètent les ossements
Des amis des enfants
Du  jour et du vent


Vésale, Les écorchés


A celui-là incombe de porter l'ultime parole. A lui de clore la longue et pourtant si brève phrase de l'humanité. Cette tâche le grise, il en est ivre, cette responsabilité le glorifie. Il imagine des plans, il erre dans les couloirs à grands pas, ses bras s'agitent, moulinent fiévreusement, il s'arrête, médite sur un point obscur de sa création, reprend son avancée, il éclate de rire, attrape son sexe, se caresse, le lâche, il trame son chef-d'oeuvre, le voit posé sur la pierre de l'autel, terminé, définitif, stèle érigée sur la tombe de tous les hommes, monument de mémoire glorifiant son génie mis au service des générations passées, il le visualise s'arrachant à la pesanteur terrestre, s'élevant dans le ciel, quittant l'atmosphère, il l'observe flotter dans l'espace immense, dans le silence absolu du vide intersidéral, à jamais soustrait à tout risque d'altération, éternel îlot de soi glissant dans l'espace figé et mort. Alors, la conscience apaisée, le roi pourrait se défaire, s'abandonner enfin à la décomposition, à la détente absolue de la mort. 


Vésale, les écorchés


L'oeuvre cependant n'adviendra jamais dans sa perfection. Jamais la création du roi ne pourra satisfaire à l'exigence de clôturer la phrase. Il n'en est pas dupe, le souverain. La lucidité ne l'épargne pas. Il aimerait se soustraire à sa conscience, s'enfoncer plus en avant dans ce qu'il ressent être sa folie. Mais il ne peut pas. Le tourment l'accable Comment renoncer à cette tâche impossible quand elle constitue l'axe essentiel de sa personne, de l'histoire à laquelle il s'est identifié? Il ne renonce pas. Il s'éloigne, il louvoie, il manigance. 
Et de cet acharnement, de ce commerce avec l'impossible, de ce violent amour d'enfant pour le néant, de cette souffrance perpétuelle et quelque peu ridicule naîtra l'oeuvre réelle. 


Du roi reste un visage
enfantin
sans profondeur
sans matière
un masque
sur lequel se reflète la lumière des Abîmes.


Rosemarie Tröckel, Le petit roi









La lunette d'approche

mercredi 14 novembre 2012

266 - Ecrire






Je m'oppose à la vie qui m'est tombée dessus voilà quelques trente-cinq ans, je l'insulte, je l'humilie, je suis avec elle d'un horrible commerce jusqu'à ce que, dégoûtée, ravagée, elle me laisse tomber et s'en aille loger d'autres pouls. Dégage, la vie! 
La place que son départ laisse vacante, je la fais mienne, je m'y installe, je m'y attelle. Et dès lors, joie parfaite, je suis la vraie vie.  









La lunette d'approche

Note de service






Si vous êtes un humain, veuillez passer votre chemin et lire le texte qui suit.
Cette image est exclusivement adressée aux robots.



On m'a fait remarquer qu'il était difficile de rédiger des commentaires sur ce blog à cause des codes stupides qu'il faut écrire en recopiant une écriture illisible. Je pense avoir désactivé cette fonction. Vu que je ne maîtrise pas bien cet outil, il se peut que mon action n'ait en fait apporté aucune amélioration. Merci à ceux qui ont mon mail de me le dire.

Julien Boutonnier

mardi 13 novembre 2012

265 - La brèche



J'ai pris cette photo il y a quelques jours. J'avais trouvé ce bac de congélateur remarquable pour son isolement sur le trottoir et sa saleté de vieille neige urbaine. Il m'avait plu dans sa belle misère crasseuse. Mais je n'avais pas remarqué cette brèche qui le scinde devant. 
J'aime à penser que cette brèche est apparue lorsque j'ai appuyé sur le déclencheur, comme surgissant de la rencontre de ce bac et de mon regard. Cette faille signifierait quelque chose d'une circonstance: un hasard.
Sans cette brèche, aurais-je pensé au hasard? A vrai dire, oui. Environ une heure après avoir pris ce cliché, tandis que je rentrais chez moi sur mon vélo flambant neuf (c'est en allant acheter une bicyclette que je tombai sur l'objet qui nous occupe maintenant), m'a visité l'idée que ce bac était la tombe du hasard. La formule m'a plu, je me suis arrêté et l'ai notée aussitôt dans mon carnet, avec l'espoir d'en tirer un petit texte à la fois plaisant, étrange et sérieux. Cela aurait pu donner ceci : 

Aujourd'hui j'ai trouvé la tombe du hasard. A bien y réfléchir, quoi de plus attendu pour cet hôte illustre de l'Histoire que de finir sa course dans un bac de congélation abandonné sur le pavement? 

Pour autant, le hasard aurait-il pris ce visage de ma rencontre avec l'objet bac? Peut-être pas...
Je cherche un lien entre la brèche, le hasard et mon regard. Ce lien, je le trouve à tout moment dans ma mémoire sous la figure de l'éclair qui déchire les nuages de La tempête de Giorgione.





C'est donc un lien qui a un visage célèbre, ancien, vénitien, essentiellement énigmatique.




J'ai le sentiment, chaque fois que je regarde la reproduction de ce tableau dans le beau livre que par chance je possède, que cet éclair n'en est pas un. J'ai le sentiment d'y voir une brèche, comme si le monde commençait de se lézarder sous la pression d'un mystère qu'il ne parviendrait plus à contenir. La brèche du congélateur, issue de la rencontre de mon regard et du bac, serait le signe d'une même poussée de l'Abîme. Quelque chose aurait cédé, par hasard. J'en aurais été le simple instrument.











La lunette d'approche

samedi 10 novembre 2012

263 - Les feux morts (troisième version) - Les rudérales 28








          la morsure
          veille
          ton pouls         
*


          revenir 
          dans la lueur océane 

          vers 
          la buée palissadée







Il sourit (le pendu).








La lunette d'approche

vendredi 9 novembre 2012

262 - Les feux morts (deuxième version) - Les rudérales 27







          les feux noirs
          veillent
          la morsure de ton pouls         

          le lit froid
          sanglote
          le soir

          revenir sous les bris de l'été
          dans ta lueur océane et la
          danse qui jonchent
          l'herbe mémorieuse 

          puis s'en aller 
          vers l'hôte des cendres
          la buée ceinte d'oubli

          de lys en lys blancs
          papillonnent syllabes
          en déroute

          pèseront          
          lettres chair
          sur l'oreiller 





Il sourit (le pendu).








La lunette d'approche