Dans le cadre d'une demande de bourse numérique, j'ai écrit une présentation synthétique du projet des Balises. Je la partage dans ce blog qui recense l'avancée du travail depuis bientôt deux ans. Il me semble de plus que le thème de ce projet a quelque chose d'essentiel à voir avec la violence que nous traversons - le réel de notre temps ne serait-il pas cela qui nous investit sous la forme d'un trauma?
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Je persiste à penser que l’Holocauste est un traumatisme de la civilisation européenne, et que la forme de ce traumatisme prendra dans les sociétés européennes — culture ou névrose, construction ou destruction — sera pour cette civilisation une question vitale.
Imre Kertèsz
Un dispositif d’écriture poétique
Le projet des balises est un dispositif d’écriture poétique ayant pour vocation d’aboutir à une édition qui se décline en un site web, un livre numérique ainsi qu’un livre papier. Chaque support interagit avec l’écriture pour proposer trois expériences de lecture différentes et complémentaires, lesquelles dessinent un paysage contemporain des états possibles du texte.
Le trauma
Le thème des balises est le trauma, appréhendé dans une dimension biographique et historique. Objet de sidération, le trauma rend difficile, souvent impossible, la mise en récit de l’événement qui en est la matrice, que celui-ci traverse le champ d’une civilisation, comme la Shoah, ou qu’il se situe dans la sphère d’un drame personnel, comme la mort prématurée d’une mère atteinte d’un cancer.
Transmettre le trauma
Un enjeu existentiel s’impose, questionnant la forme de l’expression poétique. Quelle écriture peut-elle se révéler adéquate pour construire une bonne distance à l’expérience du trauma, de façon à constituer un objet de transmission. Comment transmettre le vif du trauma, à savoir son caractère inintelligible, sans pour autant l’altérer ?
Un dépassement
Une problématique se révèle ici, qui sous-tend le projet des balises : le dépassement recherché du trauma, que ce soit d'une civilisation ou d'une personne, dans la construction d’un objet de transmission qui, à défaut d’exprimer ce qu’il en fut, donne une valeur morale à l’événement traversé. Ajouter une pierre à l’édifice humain.
Le numérique
La technologie numérique permet d’instruire de nouvelles formes dans le but de travailler à constituer cet objet de transmission du trauma. Non pas que le livre traditionnel soit dépassé, il reste cet outil extrêmement puissant pour délivrer les ressorts d’une subjectivité, y compris les plus complexes. Mais le numérique ouvre d’autres possibles dont le projet des balises est une mise en œuvre.
Disperser le texte
S’il est périlleux, voire impossible, de mettre en récit un trauma, il nous appartient de contourner cette limite. Pour cela, nous proposons d’agir par dispersion. Un saut est opéré, depuis la linéarité du texte imprimé vers un réseau de textes dispersés et interconnectés entre eux. Dès lors, ce qui s’offre au lecteur n’est pas un sommaire organisé préalablement mais une circulation d’un fragment de texte à un autre, selon des contingences plus ou moins provoquées, plus ou moins hasardeuses.
Impliquer le lecteur
Cette approche a le mérite de donner consistance au trauma, non pas sur le mode d’une explication de l’auteur, mais sur celui d’une implication du lecteur au prise avec un parcours de découverte des textes aléatoire. Source de désorientation, de sidération mais aussi d’un désir d’élucidation, cette lecture se présente comme une immersion dans le trauma lui-même, que nous nommons le territoire du vide. Vide de sens, vide de mémoire, vide de représentation, vide de temps. Le trauma échappe à l’ordre symbolique du langage. Il travaille en négatif.
Le primat du vide sur le plein
Chaque balise fonctionne comme un relais dans le territoire du vide. Selon la logique du trauma, ce n’est plus le vide qui relie et sépare les objets, mais les objets, ici donc les textes, qui sont au service du vide, le ponctuant, le rythmant, y dessinant des parcours d’exploration propices à ressentir, imaginer, créer.
Une balise est une matière de langue
Une balise n’est pas narrative. Elle rythme l’errance du lecteur dans le réseau des textes donnant figure au territoire du vide propre au trauma. Elle se présente comme une matière de langue qui se définie d’abord dans une dialectique avec le vide qu’elle sert.
Une balise est un noeud
Une balise est un court texte en prose que se disputent trois sujets différents. Ces trois thèmes relèvent du biographique, de l’historique et de l’onirique. Chacun trouve sa nécessité en tant que cause et agent de la démarche d’écriture – je m’en explique en détail dans la suite du dossier. Ils forment une trame complexe et plastique qui présente des motifs récurrents. Le lecteur peut investir ces motifs comme autant d’indices à partir desquels faire jouer sa sensibilité, son imagination et son intuition. Une place décisive est faite à la ponctuation qui, détournée de son usage commun, intervient comme interface entre le sens, le rythme et la matérialité des caractères. Elle confère aux textes une qualité de vibration que nous souhaitons proche d’un effet propre à la peinture.
Les balises en livre numérique
Brisant toute analogie avec le livre imprimé, le projet des balises en livre numérique se présente donc comme une proposition d’errance faite au lecteur, à pas aveugles de par le territoire du vide où font défaut les repères de sens en usage à l’ordinaire. Le sens en effet réside en dehors du texte, de façon négative, à la manière d’une promesse ou d’un impossible. Des images entres autres issues d’une séance de tatouage ponctuent le cheminement du lecteur. Ce tatouage, comme nous l’expliquons par la suite, condense en un seul geste toute la démarche des balises : la mort de la mère, la Shoah et le rêve inconscient. Une présence sonore importante contribue à la continuité et à l’identité des balises sur un mode narratif proche de la musique de film.
Les balises en site web
Les textes des balises sur le site web sont travaillés de sorte à présenter une interactivité avec le lecteur. Nous souhaitons travailler à créer des effets de sens, des bribes de fiction, des mini événements par une interaction entre les mots et le contexte dynamique d’une page web. Seront également présents images, sons et films.
L’objectif reste de pousser l’internaute à s’investir dans une expérience qui ne correspond pas aux usages de lecture habituels, expérience dont le but reste de consacrer une présence du vide, du hors langage, propre au trauma.
A la différence du livre numérique qui est constitué en univers clos sur lui-même, le site web est pensé comme espace ouvert appelé à croître et se ramifier dans le temps.
Le réseau des textes des balises fonctionne comme premier jalon d’une entreprise souhaitée participative, regroupant des contributions d’auteurs, d’artistes (plasticiens, photographes, cinéastes, musiciens…) mais aussi de chercheurs en sciences humaines, autour du thème du trauma.
L’unique contrainte formelle restant d’organiser chaque participation en un réseau pouvant être appréhendé, selon le souhait de l’internaute, fermé sur lui-même ou ouvert sur les autres contributions au site.
Les balises en livre imprimé
Il nous semble important d’évoquer brièvement le livre imprimé des balises. L’espace inamovible de la page y est mis à profit pour travailler la vibration du texte, ce qu’un livre numérique ou un site adaptatif ne peut pas assumer. Ponctuation et disposition dans la page, place laissée au blanc, y sont primordiales pour laisser entendre cette présence du vide qu’impose le trauma, dans la tradition de poètes tels qu’André du Bouchet et Anne-Marie Albiach.
Présence sonore
Comme nous l’avons déjà évoqué, une présence sonore importante contribue à la construction d’une cohérence et d’une identité des balises. Ce travail est d’or et déjà pris en charge par Philippe Dubernet, compositeur.
Il construit également une série de pièces musicales qui constitue la deuxième contribution au site web.
Les textes et la musique de M. Dubernet sont pensés comme deux univers se nourrissant l’un l’autre.
A l’avenir…
Nous sommes sur le point de constituer un ouvrage numérique dont la singularité tient à cette tentative qu’il réalise : construire un objet de transmission d’une expérience dont le propre est de ne pas se laisser objectiver.
Cette entreprise répond à une exigence de notre temps en ce sens que nous traversons une période de l’histoire en mutation profonde et rapide, tant du point de vue anthropologique, que de ceux géopolitique et technique. Ce qui implique que le réel de notre temps est extrêmement ardu à penser dans sa complexité.
Dès lors, le risque est grand de voir nos discours tomber en obsolescence, sans rapport avec le réel, tels de vieilles marionnettes que nous manipulons pour nous rassurer.
Le projet des balises constitue un outil qui se révèle nécessaire en une telle période. En complémentarité avec les entreprises des penseurs qui se vouent à l’analyse des phénomènes, il se veut être un opérateur proposé au citoyen par lequel mettre de côté l’explication rationnelle au profit d’une implication créative.
C’est là sans doute un enseignement principal du trauma, et notamment de celui provoqué par la Shoah, que nous apprenions à rester créatifs, c’est-à-dire ouvert aux surprises du réel, dans une expérience du monde qui nous déborde de toute part.
novembre 2015
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