jeudi 6 décembre 2012

280 - Enfants













En 1801, le docteur Robert Le Jeune écrit un Essai sur la mégalanthropogénésie, l'art de faire des enfants d'esprits qui deviennent de grands hommes. Il préconise de soumettre les femmes enceintes à une fébrile activité de l'esprit afin de créer un terrain favorable à l'épanouissement des familles intellectuelles. Il milite pour le mariage mégalanthropogénésique entre époux d'intelligence supérieure. 
Dans les domaines de l'esprit et de l'enfance, souvenons-nous de Chrétien Henri Heineken qui naquit en 1721 à Lübeck et y mourut en 1724. A dix mois, il savait parler; à un an, il connaissait le Pentateuque, à 13 mois, l'Ancien Testament, à 14 mois, le Nouveau Testament; à deux ans, il n'ignorait rien de l'histoire ancienne et moderne, ni de la géographie, ni du latin, ni du français. Dans sa cinquième année, sentant la mort venir, il prépara son passage vers l'au-delà, menant une vie sage, exhortant ses parents à affronter dignement l'épreuve de sa disparition prochaine. Notons que Chrétien ne fut jamais sevré; entre deux discours savants, il tétait le sein de sa mère. 






Carpaccio, détail,
le perroquet, symbole de l'éloquence





Quand je pense au petit Chrétien Henri Heineken, Hurbinek me vient à l'esprit, l'enfant sans nom d'Auschwitz qu'évoque Primo Levi dans son ouvrage La trêve. J'ai le sentiment que l'existence brève de chacun met en évidence un trait saillant de leur époque.
Chrétien Henri Heineken, en plus de sa phénoménale précocité, fut un parangon de sagesse érudite chrétienne, un modèle excellent de résignation stoïque face aux décrets incompréhensibles d'un dieu d'amour. Il incarne un idéal classique.
Hurbinek lui aussi est exemplaire, en tant que victime d'une doctrine raciste et de sa mise en pratique érigée en système. Anémié, handicapé, mutique, sans généalogie ni amour, avec pour toute identité un nombre tatoué sur son bras dérisoire, évoluant dans un monde inhumain sans aucune chance de croître, condamné dès sa naissance à mourir dans sa prime enfance. Hurbinek a fait l'expérience du dénuement le plus complet qu'on puisse imaginer. A l'inverse de Chrétien Heineken, qui, lui, a été quelqu'un dès son plus jeune âge, Hurbinek n'a été, littéralement, personne. Nul masque ne lui a permis de jouer un rôle dans la vie des hommes: ni fils, ni petit fils, ni frère, ni neveu, ni cousin, ni copain, il fut réduit à un numéro, un simple corps, une unité parmi d'autres dans le camp, et il ne connut que cela.
A qui veut l'entendre, l'enfant sans nom délivre un message essentiel pour notre temps si enclin à réduire l'humain à des données biologiques - et c'est le génie de Primo Levi d'en témoigner - : le visage de Hurbinek, ôté de tout masque, délié de toute appartenance, exclu de la trame des générations, étranger aux usages de la parole, est un ostensoir où ont été dévoilés, à l'écrivain et à d'autres, des yeux aussi nus que possible. Or, cette nudité, loin d'être bestiale, a révélé ce qui, peut-être, en dernière analyse, porte l'espèce humaine: une volonté de s'affranchir.
Puisse cette nudité du regard de Hurbinek nous ôter le sommeil, nous tarauder, nous hanter, nous obliger.





Léo et Popi, d'après Helen Oxenbury










Lundi 26 septembre 2002
Ce matin, au sortir du sommeil, j'ai trouvé au creux de ma main le spermatozoïde de ma conception. Il se tortillait dans ma paume comme un poisson sur la rive. Taraudé par la curiosité, je l'ai ouvert, méticuleusement, avec le bout des ongles, lui infligeant une plaie. A ma grande surprise, des textes ont surgi de son minuscule flanc béant, de longues et fines lignes de mots et d'espaces qui se sont mises à onduler dans l'air.
Aussitôt une intuition m'a violemment étreint, comme quoi je vouerai ma vie à l'écriture.
Emerveillé, j'ai attrapé un à un les textes virevoltant dans mon petit appartement et les ai fixés, en novice, non sans difficultés, sur la page.
Je crois que c'est à ce moment que j'ai commencé de naître.






La plaie du Christ entourée des Instruments de la Passion.
Psautier et livre d’heures de Bonne de Luxembourg, duchesse de Normandie.
Attribué à Jean Le Noir. Paris, circa 1345.









La lunette d'approche
















  





1 commentaire:

Dominique Hasselmann a dit…

J'ai toujours pensé que Heineken têtait autre chose que le sein de sa mère (ceci n'enlève rien à la profondeur de vos réflexions).