mardi 27 novembre 2012

275 - Le dernier signe











Il y a quelques jours, Sarah, ma fille, nous a appelés pour qu'on vienne voir une lettre. "C'est un e!" a-t-elle affirmé, radieuse devant son tableau. Pour la première fois cette enfant associait son dessin à une lettre.  Sa mère et moi en avons été très émus. C'était comme un seconde naissance. 
Si je regarde attentivement cette calligraphie âgée de deux ans et demi, ce qui n'est pas bien vieux notons-le, je vois incontestablement une proto-figure du e, comme vue dans un miroir. La courbe est bien présente, même la boucle. Je vois aussi un bonhomme sans bras, courbé, la tête en avant, qui essaierait de se relever sans succès. Ce serait une figure de l'homme affaibli, luttant contre la mort. Le segment indépendant pourrait représenter un ultime pic de son électrocardiogramme avant qu'il n'épouse la ligne plate à gauche.
On pourrait imaginer que ce e, créé par une menotte maladroite pressentant peut-être quelque chose de la mort, représenterait l'homme face à sa disparition. Alors bien sûr, on penserait au fameux lipogramme de Georges Perec, à ce roman écrit sans la cinquième lettre de l'alphabet. Mais pour ma part, depuis le début, je pense à Jean Prod'hom qui nous raconte comment son désir d'élucidation fut mis en échec par les quelques mots que son père écrivit d'une écriture illisible avant de mourir: 
J'ai donc été tenté de faire la lumière en ramenant l'illisible du côté des vivants, mais l'illisible se partage les règnes, il est aussi du côté des morts. Scruter ces messages d'un monde intermédiaire, longuement, à l'oeil nu comme à la loupe, ne m'a guère avancé. Je m'y suis fait, papa est mort en nous laissant quelque chose d'illisible. 
Dans son style limpide et puissant, l'auteur ajoute:
Je crains que les derniers mots ne soient toujours inaudibles, toujours illisibles parce qu'ils sont les premiers mots d'un texte étrange, aussi étranges que les cris du nouveau-né.
Je crois que ce signe de Sarah ne figure pas un commencement, mais qu'il trahit une fin, une dernière fois. Je crois qu'il est un dernier terme. Ce e dans le miroir, cette silhouette se dressant en un ultime effort contre sa disparition, est un adieu à l'invieillesse du néant, au silence de l'inexistence. Il est l'entrebâillement du rideau voilant le mystère, par lequel Sarah se glisse et entre sur la scène de l'homme, mourant à l'Abîme dont nous sommes issus, où nous sommes appelés, dans l'inconfort duquel nous logeons toujours avec la distance et la peine des mots. 
Dans quelques décennies, Sarah écrira peut-être elle aussi l'entame illisible d'un texte étrange. Pour l'instant, j'aime à penser qu'elle a croisé dans l'indicible le père de Jean Prod'hom, que son e est une lettre qui lui est adressée, une sorte de clin d'oeil de celle qui meurt à l'absence à celui qui y naît.



Quoi qu'il en soit, les joggers joggent: voilà le vrai mystère.
















La lunette d'approche  

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