jeudi 15 novembre 2012

267- Mélancolie






Certains jours, soi est d'une humeur murée. Rien n'y entre, rien n'en sort. Soi est une forteresse que nulle meurtrière n'ajoure, ne serait-ce que pour un maigre filet de lumière. Il fait absolument nuit dans la bâtisse, on s'y ennuie, le sang coule tristement dans les caniveaux, bat le pouls monotone, pèsent les chairs comme des viandes au crochet du boucher; désoeuvré, soustrait à l'entreprise du jour pour une raison qui nous échappe, soi devient le creuset d'une mélancolie où se mêlent sombres pensées, désirs d'élévation religieuse et obsessions de soi.  

La couronne dès lors nous échoit.


Valentin de Bologne, le roi David à la harpe

La couronne atteste une souveraineté sans territoire, sans gouvernance, sans pouvoir. La couronne revient à celui qui, acculé dans les nombres infinis du désespoir, s'identifie au reste. A ce qui subsiste quand tout est détruit. A ce qui reste quand le monde a sombré dans la nuit. C'est une royauté des morts, de l'ultime témoin parmi les morts, dans un univers mort. 


Ô roi de la nuit sans âge
Prince d'impuissance
La vie passée se souvient
Dans tes yeux hagards

Sur les dents de ta couronne
Se reflètent les ossements
Des amis des enfants
Du  jour et du vent


Vésale, Les écorchés


A celui-là incombe de porter l'ultime parole. A lui de clore la longue et pourtant si brève phrase de l'humanité. Cette tâche le grise, il en est ivre, cette responsabilité le glorifie. Il imagine des plans, il erre dans les couloirs à grands pas, ses bras s'agitent, moulinent fiévreusement, il s'arrête, médite sur un point obscur de sa création, reprend son avancée, il éclate de rire, attrape son sexe, se caresse, le lâche, il trame son chef-d'oeuvre, le voit posé sur la pierre de l'autel, terminé, définitif, stèle érigée sur la tombe de tous les hommes, monument de mémoire glorifiant son génie mis au service des générations passées, il le visualise s'arrachant à la pesanteur terrestre, s'élevant dans le ciel, quittant l'atmosphère, il l'observe flotter dans l'espace immense, dans le silence absolu du vide intersidéral, à jamais soustrait à tout risque d'altération, éternel îlot de soi glissant dans l'espace figé et mort. Alors, la conscience apaisée, le roi pourrait se défaire, s'abandonner enfin à la décomposition, à la détente absolue de la mort. 


Vésale, les écorchés


L'oeuvre cependant n'adviendra jamais dans sa perfection. Jamais la création du roi ne pourra satisfaire à l'exigence de clôturer la phrase. Il n'en est pas dupe, le souverain. La lucidité ne l'épargne pas. Il aimerait se soustraire à sa conscience, s'enfoncer plus en avant dans ce qu'il ressent être sa folie. Mais il ne peut pas. Le tourment l'accable Comment renoncer à cette tâche impossible quand elle constitue l'axe essentiel de sa personne, de l'histoire à laquelle il s'est identifié? Il ne renonce pas. Il s'éloigne, il louvoie, il manigance. 
Et de cet acharnement, de ce commerce avec l'impossible, de ce violent amour d'enfant pour le néant, de cette souffrance perpétuelle et quelque peu ridicule naîtra l'oeuvre réelle. 


Du roi reste un visage
enfantin
sans profondeur
sans matière
un masque
sur lequel se reflète la lumière des Abîmes.


Rosemarie Tröckel, Le petit roi









La lunette d'approche

2 commentaires:

Dominique Hasselmann a dit…

L'oeuvre couronne quelque part l'écorché qu'est tout artiste.

Julien Boutonnier a dit…

Je ne saurais mieux dire... Et cette oeuvre nous regarde, à en croire le petit roi.