dimanche 21 octobre 2012

248 - Les morts

Je suis hanté par les morts. C'est un fait. Tout le monde sait ça, que chacun est hanté par les morts. Il est vrai que de nos jours ce fait n'est guère mis en avant. On a plutôt tendance à le scotomiser. Il va sans dire qu'une telle réalité, pourtant si foncièrement humaine, ne s'inscrit pas d'emblée dans les canons de la pensée religieusement scientifique qui règle, en sous-main, sans se dire, les soubassements de notre rapport au monde aujourd'hui. 


Le caravage, St Jérôme


Les morts qui me hantent, je les ai choisis. J'imagine que cela ne manquera pas d'en surprendre certains. C'est pourtant ainsi, les morts qui me hantent, oui, je les ai élus. Eux aussi d'ailleurs. Les morts que je loge et moi, c'est un peu comme Montaigne et La Boétie : " Parce que c'était lui (eux, donc, en ce qui me concerne), parce que c'était moi." De ce point de vue, affirmer que j'ai choisi les morts peut sembler une fausse affirmation. Je ne le nie pas. Mais mon propos est de rompre avec force avec cette évidence qui consisterait à dire, pour peu qu'on accepte la réalité de notre compagnonnage avec les morts, qu'on ne les choisit pas, qu'on les subit. Ce qui, je crois, reviendrait à réduire les morts qui nous hantent aux gens de notre généalogie et, encore une fois, à se contenter de tripatouiller médiocrement dans l'inceste général de l'entre-soi des familles là où s'offre à nous l'immense foule des humains morts avant nous. Entendez-vous la clameur des innombrables décédés d'avant ce jour? Ils sont tous là : les morts aimables, impétueux, féroces ou timides qui donnent substance à nos vies!


Giovanni Bellini


Quels sont les morts qui me hantent? 
Voilà la question essentielle à laquelle tout honnête homme devrait être capable de répondre, et dans les termes les plus sincères, les plus chaleureux, les plus simples. 


Giovanni Bellini, Allégorie sacrée

Pour ma part, en tant qu'Européen, fils blessé de l'Occident, Français arrogant fasciné par la mésestime de soi qui accable ses compatriotes et lui-même, j'ai rencontré les morts là où ils sont restés depuis la dernière grande et folle boucherie qui enflamma nos villes et campagnes: dans les camps, justement, de la mort. Ici, je suppute que je m'avance sur un territoire extrêmement périlleux tant les consciences et les coeurs y demeurent à vifs. Mais enfin, l'appel de dire, je l'entends, et depuis longtemps: je ne saurais m'en défendre quand peut-être enfin j'en pourrais énoncer ne serait-ce qu'une bribe. 
Si je n'ai pas toujours été exempt d'une fascination morbide pour ce fait des camps de la mort, causée sans doute par une puérile attraction pour cet envers de la vie duquel il est aisé, quand on est un jeune homme perdu et sans repères, de déduire des explications ténébreuses à l'inquiétante étrangeté du monde, j'ai, il me semble, au cours de lectures nombreuses et de visionnages de documentaires, assaini un tant soit peu mon rapport, trouver une distance qui permet sinon la réflexion (activité pour laquelle je suis d'ailleurs parfaitement inadapté), du moins une certaine création à visée littéraire ou, pour mieux dire, une rêverie en écriture. Que l'on puisse entretenir une rêverie à propos de la Destruction des Juifs d'Europe, selon l'expression forgée par l'historien Raul Hilberg, je conçois que cela paraisse pour certains moralement indéfendable, et pourtant, ce que je ressens au plus profond de moi, c'est justement cette nécessité de rêver autour des camps. 
Comme si, par cette attention imaginante ( je ne sais comment la qualifier), je percevais quelque chose d'essentiel pour notre époque, mais aussi comme si je rapprochais de nos sphères d'activités quotidiennes les personnes mises à mort industriellement, c'est-à-dire avec des compétences ingénieriales spécifiques et des moyens gigantesques qui requirent l'énergie de nombreux travailleurs et esclaves. C'est-à-dire selon un procédé totalement déshumanisé et déshumanisant. Ce que je cherche à dire ici, ces deux aspects (percevoir et rapprocher), demandent à être développés. J'y reviendrais.
Avant d'en finir pour aujourd'hui, il est minuit passé de trente-deux minutes, je fatigue et crains d'écrire encore plus d'idioties qu'à l'ordinaire, je voudrais préciser une chose: cette rêverie en écriture autour des camps qui m'occupe depuis des années commence peut-être maintenant, avec ce petit texte. Ce serait dans ce cas une inauguration. L'avenir nous le dira. 


David Olère, Buches pour le crématoire









La lunette d'approche

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