lundi 23 juillet 2012

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Joseph observe Sarah blottie dans le doux pays des bras de sa mère. Comme elle se tortille à peine, de temps à autre, cherchant à améliorer sa position dans le corps onctueux de Clarisse. Comme elle soupire d'aise dans ce monde si bien ordonné à son bon plaisir. 
Alors Joseph pense à ce fait historique qu'Aharon Appelfeld évoque dans son livre "Histoire d'une vie." Il y eut un endroit en Europe, durant les années 40 du siècle précédent, dans un camp de concentration nazi qui accueillait des esclaves promis à la mort par épuisement, il y eut un endroit où l'on donnait les petits enfants arrivés là par erreur, inutiles, nuisibles mêmes puisqu'ils auraient consommé de la nourriture mais n'auraient rien produit, il y eut un endroit où l'on donnait des enfants en bas âge à manger aux chiens féroces, aux chiens affamés, aux chiens dressés pour tuer, il y eut un endroit où l'on donnait en pâture à des chiens tueurs de petits enfants aux yeux fatigués, sous les yeux ravagés des esclaves promis à la mort par épuisement, sous les yeux de haine de leurs bourreaux promis à notre plus profond mépris, à notre haine en retour, à notre condamnation la plus radicale.
Joseph pense à cela tandis qu'il contemple le délassement prodigieux de sa fille dans les bras tendres de sa mère, il pense à cela et se demande comment cela a-t-il pu avoir lieu, comment cela a-t-il pu se passer, comment cela a-t-il pu avoir lieu dans un endroit de la Terre aussi réel et préhensible, aussi immédiat que celui de ce salon où il observe sa femme et sa fille.

Julien Boutonnier

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