samedi 7 juillet 2012

166

Parfois, les matins estivaux, quand Joseph faisait ses lacets, il ne pouvait réprimer cette image nébuleuse qui se peignait dans son esprit: un homme las, voûté, vieux, chemine lentement sur une petite route de montagne. Longtemps, cette scène est restée une énigme. Ce n'est que sur le divan qu'il en a élucidé la nature. 
Petit, Joseph partait souvent en promenade avec son grand-père qui habitait dans les Pyrénées. Ils montaient ensemble toujours la même route qui serpentait sur le versant avant qu'ils ne bifurquent vers un sentier.
Cet homme lui a montré comment nouer ses lacets l'été de ses six ans. Quand le petit Joseph a appris, quelques mois plus tard, qu'une route de montagne faisait des lacets, cela lui a paru complètement logique puisque son papi lui avait, justement, appris a les faire sur une telle route.
L'été suivant, Joseph s'est promené une dernière fois avec son grand-père malade qui n'était plus que l'ombre de lui-même. Il l'a regardé peiner, souffler et rebrousser chemin bien plus tôt qu'à l'ordinaire. Et cette image du marcheur diminué l'a profondément marqué puisque c'est à ce moment-là qu'il a compris que son grand-père aussi mourrait, non pas seulement de façon théorique, mais que son coeur s'arrêterait de battre un jour, que son corps pèserait quelque part, sur une table, sur un lit, inerte et froid.
Ses différents sentiments, impressions, souvenirs, ont cristallisé ensemble et le simple geste de nouer les lacets évoquait cet assemblage sous la forme de cette image imprécise et intempestive représentant un vieil homme sur une route sinueuse. 
Mais, en vérité, cette construction autour des lacets cachait et révélait un autre sens, plus profond, plus essentiel, que Joseph a nommé: l'assez. Cet assez!, c'était le cri tonitruant, jamais émis, de l'enfant devant l'insupportable agonie de son grand-père atteint d'un cancer. L'assez, réprimé depuis tant d'années, s'est exprimé dans la psychanalyse sous forme de larmes pendant des mois. 
Aujourd'hui, il en reste un sentiment poignant, résigné, certains matins estivaux, quand Joseph met ses chaussures.

Julien Boutonnier

Aucun commentaire: