lundi 2 juillet 2012

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Joseph et Clarisse ont couché Sarah. Il est neuf heures et demie. Ce soir il fait bon rester attablé dans la quiétude du petit jardin. Alentour la ville dit son nom dans un murmure incessant, elle lange le premier silence de la jeune nuit. Joseph est allé chercher deux bières. Chacun sirote la fraîcheur de sa blonde.
- Tu crois que l'humain est insubmersible? demande Joseph.
- Sûrement pas... Pourquoi tu me demandes ça?
- Tu crois que certains humains sont insubmersibles?
- Certains, oui, il semblerait... sauf à mourir...
- J'ai un analysant, ses parents sont à coup sûr psychotiques. Il a appris que sa grand-mère n'est pas sa grand-mère, qu'elle est la soeur de sa vraie grand-mère, laquelle s'est suicidée parce qu'elle a eu un enfant de son frère qui la violait. Cet enfant, c'est sa mère. Son père a appris cela en lisant une lettre de la fausse grand-mère après la mort de celle-ci. Il l'a dit à son fils, à sa femme qui a décompensé puis s'est muré dans son silence. 
- Quel andouille! Il aurait dû le garder pour lui...
- Quoi qu'il en soit, mon analysant se porte comme un charme. Il est à Barcelone avec des altermondialistes. Il se cherche... Il apprend, il me dit dans une carte postale. Tu ne trouves pas ça fou? Où puise-t-il une telle énergie? Comment fait-il face? Cela me dépasse...
- Qu'est-ce que tu veux dire?
- Je ne comprends pas pourquoi certains hommes tiennent bon et d'autres s'effondrent... J'ai vu des analysants envoyés en psychiatrie pour moins que ça... Certains sont complètement empêtrés dans de banales névroses; tout va plutôt bien dans leur vie, je veux dire, il n'y pas de catastrophe majeure, ni suicide, ni viol, ni folie, mais ils sont malheureux comme des chiens, ils dépriment, s'avilissent, se plaignent sans cesse...
- Mais tu travailles très mal mon cher! Comment se fait-il qu'ils n'aillent pas mieux en s'allongeant sur ton divan? Enfin moi, ça m'arrange, je profite de l'argent...
- Arrête...
- Peut-être est-ce plus dur parfois de créer sa vie à partir de la folie normale de parents normaux dans une société elle-même folle de normalité... Peut-être que la vie, la vraie, la risquée, l'incertaine, la créatrice, l'insoumise...
- Oui?
- Peut-être que la vie s'accommode mieux du grand malheur, de la tragédie? C'est dans le creuset de la souffrance la plus profonde que naissent les plus belles créations humaines...
- J'aime comme tu parles, Clarisse. Mais ça ne résout pas la question. Il y en a pour s'effondrer quand d'autres sont renforcés par l'épreuve. Dans les camps nazis, dans les guerres, les génocides, il y ceux qui survivent et ceux qui périssent.
- Beaucoup d'écrivains des camps ont dit que les vivants devaient leur survie au hasard...
- Nous y sommes... C'est cela qui m'intrigue, cet impondérable, cet inconnu... C'est ça qui m'aiguillonne et qui se manifeste dans les possibilités de vie qui saillent chez mon jeune analysant.
- Mais je crois que les rescapés des camps parlent de hasards objectifs. Ils n'ont pas été sélectionnés pour les chambres, ils n'ont pas été affectés à un kommando trop pénible, ils ont été déportés peu de temps avant la libération... Ces contingences ne sont pas issues de leur caractère. Elles sont extérieures. Toi, tu parles d'autre chose non?
- Je ne sais pas... Quoi? Du hasard intérieur... De la disposition intérieure... De ce qu'on ne sait pas enfermer dans un système, dans une logique, dans une suite de causes et d'effets...
- C'est joli ça, le hasard intérieur...
- Oui, peut-être... l'inconscient de papa Freud en somme... Il faudrait préciser tout ça...
- Mais pas maintenant...
- Non, pas maintenant.

Julien Boutonnier

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