mercredi 9 mai 2012

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Monsieur Rapeaux n'était pas infirmier, mais bénévole dans une association de prévention et d'accompagnement de la douleur dans les hôpitaux. A la retraite depuis neuf ans, il essayait de se rendre utile et de mettre à profit sa propre expérience de malade. Il s'était en effet relevé d'un cancer du colon quinze ans auparavant. C'est pourquoi le responsable de la structure l'avait dirigé vers le service de cancérologie. 
Quand Joseph le vit pour la première fois dans ce café où il lui avait donné rendez-vous, il fut saisi par ces fagots de cernes épaisses qui alourdissaient son regard. Monsieur Rapeaux donnait une impression d'indicible souffrance, de tristesse crépusculaire. Son visage entier portait la marque d'une vie douloureuse. Son dos voûté de grand échalas évoquait l'abattement et la résignation. Il y avait quelque chose de misérable chez cet homme, qui vous sautait à la figure au premier coup d'oeil. Pourtant, sa voix démentait tout à fait cette impression générale. Vive, rieuse, elle coulait de ses lèvres comme un ruisseau juvénile et emportait l'adhésion. Ce hiatus entre ce corps usé et cette parole enjouée caractérisait Monsieur Rapeaux, lui donnait du charme, une sorte d'aura, dont on se trouvait imprégné après l'avoir quitté, ce qui faisait qu'il manquait aux gens, qu'ils voulaient le revoir. En d'autres termes, il provoquait le désir des personnes qu'il croisait. Autant dire que sa présence se révélait précieuse dans un pavillon de cancéreux. 
Ils commandèrent un café. Joseph commença de s'expliquer: - Je vous ai contacté parce que, comme je vous le disais au téléphone, j'étais le psychanalyste de Boris Steiner...
Le visage de Monsieur Rapeaux se contracta aussitôt. 
- Vous êtes au courant? demanda Joseph.
- De quoi?
- Qu'il est mort...
- Non! Je ne savais pas... Il posa la paume de sa main sur sa bouche, comme pour museler l'expression d'un sentiment. Un effroi glaça son regard un instant.
- Il s'est suicidé...
- Comment?
- Il s'est jeté du haut de la cage d'escalier de son immeuble.
- Comme Primo-Levi. 
- Je ne sais pas... Monsieur Steiner m'a écrit peu de temps avant de se tuer. Ce n'était pas une lettre d'adieu. Voyez plutôt. Il lui tendit la lettre. Il parle de vous, d'une vérité que vous deviez lui apprendre...
- Oui en effet, répondit Monsieur Rapeaux en lui rendant la feuille. Je l'ai vu. Nous nous sommes rencontrés chez lui. Il était trop faible pour aller en ville... 
- Je suis très intrigué. Que lui avez-vous dit qui puisse, peut-être, nous aider à comprendre son geste? Je ne vous accuse de rien. Je cherche à comprendre...
Des larmes coulèrent sur les joues ridées du vieil homme. Il baissa la tête un moment, posant ses mains sur ses cuisses.
- C'est horrible. Cela paraît évident pourtant...
- Quoi donc?
- Boris ne se souvenait pas de moi. Il était plus jeune de trois ans. J'avais le même âge que sa soeur, Anna. 
- Vous la connaissez aussi?
- Oui et non... C'est une vieille histoire... Pendant la guerre, en 43, Boris et Anna ont été confiés à mes parents par une assistante sociale de la résistance... Quand j'ai vu le nom sur la liste des malades, à l'hôpital, je suis allé rencontré Boris aussitôt. Je ne pouvais pas croire que nos chemins se croisaient à nouveau. Nous avons discuté un moment. Je ne m'étais pas trompé. Lui n'avait aucun souvenir de moi. C'est normal, il était trop petit. Il avait deux ou trois ans. J'ai fait quelques insinuations pour jauger sa mémoire... J'ai parlé du drame... Il croyait que j'évoquais l'assassinat de ses parents à Birkenau. Mais moi je parlais d'autre chose... 
Il sanglotait maintenant. Joseph attendit.
- J'ai compris que sa soeur ne lui avait jamais parlé. Ou bien qu'elle avait oublié aussi. Mais à son âge, à six ans, on n'oublie pas ce genre de choses... Je ne crois pas qu'on oublie. Moi je n'ai pas oublié... J'ai vécu avec ces images atroces toute ma vie... Et ce salaud n'a jamais été puni...
- De quoi parlez- vous?
- Il y avait à la ferme un jeune gars qui aidait mon père aux travaux. Il devait avoir seize ans, pas plus... C'était un cousin éloigné... 
Il pleurait de grosses larmes.
- Henri, c'était son nom... Pendant six mois... Il a... abusé de Boris... Il nous prenait tous les trois dans la grange... Il nous demandait de regarder avec Anna... On regardait Boris... Oh mon Dieu!... Vous imaginez!... Quel salaud!... Monsieur Rapeaux criait à voix basse, d'une voix étranglée. Au début il était gentil... Il jouait avec nous... Il a étendu son emprise... Ce n'est qu'une fois adulte que j'ai pu juger cela pour ce que c'était: un crime... J'ai essayé de retrouver ce pédophile... Qu'il soit jugé... Je voulais faire quelque chose vous comprenez. J'avais une telle culpabilité. Mais je m'y suis pris trop tard. Ce salaud est mort en Algérie, pendant la sale guerre. 
- Vous avez raconté cela à Boris Steiner?
- Oui, plus ou moins...
- Il savait?
- Non... Disons qu'il se doutait de quelque chose... Il avait demandé à sa soeur une fois s'il ne s'était rien passé à la ferme... Elle lui avait répondu que non, qu'il cherchait des drames là où il n'y en avait pas. Il a beaucoup pleuré. Mais quand je suis parti, il y avait quelque chose de lumineux dans son visage. Une douleur affreuse et un soulagement... Je n'aurais jamais cru qu'il se suiciderait! Qu'est-ce que j'ai fait! Il enfouit ses mains dans son visage. Il fallait qu'il sache! Il fallait qu'il sache non? Moi il fallait que je parle!
- Oui, il fallait. 
A quoi bon affirmer le contraire, le mal était fait maintenant. Joseph consola longuement Monsieur Rapeaux. Il ne cessait de se répéter qu'Anna Steiner était une belle ordure. Aurait-elle pu refouler un tel souvenir? Ce n'était pas impossible à vrai dire.

Julien Boutonnier

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