jeudi 6 avril 2017

662 - peut(-)être un journal







il est temps, sinistre marquise, cesse cela
26 ans aujourd'hui qu'elle s'en fut

06 04 1991

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J'ai eu besoin de terminer la version papier (mise en espace) de M.E.R.E (Les Balises) hors ligne. Besoin de travailler à l'abri des regards, dans le silence d'un quant à soi limité au périmètre de ma respiration. J'ai écrit ces textes, pour reprendre les mots de Celan, à la renverse du souffle, c'est-à-dire au moment précis où le mouvement d'expiration se termine alors que celui d'inspiration n'a pas encore commencé - quand les poumons sont vides et miment la mort ; c'est à partir de ce suspens que j'ai essayé d'écrire, au plus proche du retournement, au plus près de l'infidélité fondatrice qui préside aux alternances nécessaires à l'expression (on pourrait dire: la vie).   
ainsi sept mois.

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Maintenant, dès lors : angoisse (même étymologie que le mot asthme, l'inverse du souffle peut-être). Se séparer du bébé (monstrueux). Je le regarde, j'ai honte. Trop volumineux, trop vide, trop obsessionnellement répétitif; et pourtant: j'ai le sentiment d'avoir construit la forme adéquate au repérage du trauma. Deux écueils étaient à éviter: prétendre saisir le trauma dans un récit (et, de la sorte, trahir sa nature réticente à toute intégration raisonnante), laisser le trauma à son extraterritorialité et m'en défaire au profit de ce qui relève de ma subjectivité; je crois avoir réussi cela, éviter ces deux écueils.  

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Présentation synthétique de M.E.R.E (version papier) :


M.E.R.E est un ensemble de trente-deux textes rigoureusement composés pour répondre à la nécessité d’exprimer l’expérience d’un trauma. Sans entrer dans une explication dont la complexité demanderait à développer un propos trop conséquent ici, il importe que je présente ce que j’entends par trauma puisque ce sont les qualités de cet objet d’écriture qui ont dicté la nature de mon ouvrage. 

Un trauma est un événement qui, par sa densité, nous traverse avec une telle force qu’il excède nos capacités d’intégration. Il se donne comme réel intraitable. Le paradoxe du trauma consiste en cela que, une fois survenu, il ne cesse de mettre à l’épreuve notre besoin – plus ou moins avéré il est vrai selon que l’on se situe dans l’héritage d’un récit concordant (à la manière d’un Ricoeur) par exemple, ou dans sa dispersion contemporaine – de fabriquer un récit de vie par lequel construire un entendement de notre existence. Il ne se laisse pas mettre en intrigue ni circonscrire dans une succession de causes et d’effets, il ne se laisse pas dire, il résiste à la langue cependant qu’il n’obéit pas non plus au phénomène d’érosion qu’induit le temps, autrement dit, il n’est pas de cela qu’on oublie. Le trauma, génie de la contradiction, met ainsi son sujet au supplice d’un antagonisme irrésoluble dans la perspective d’une mémoire inlassable.

Cette impossibilité est le nerf de mon écriture. 

L’enjeu de M.E.R.E peut donc se formuler de la sorte : évoquer la teneur insistante d’un trauma sans trahir sa nature singulière d’objet in-saisi. Il est évident que nous énonçons-là un motif consubstantiel à la poésie au sujet de laquelle on pourrait, je crois, risquer l’assertion suivante : la poésie instruit l’instance sans nom à l’enseigne de laquelle nous logeons.

J’ai créé un dispositif littéraire visant, sinon à dire le trauma, du moins à baliser son territoire paradoxal. Il s’agit de poser des jalons, des repères, comme on arpente un site pour en connaître la topologie, à ceci près que le site en question ici n’a de réalité que sa représentation. J’ai donc imaginé un repère orthonormé dans le but de figurer et par suite borner cet insituable. L’axe des abscisses comporte huit entrées correspondant aux huit chiffres de la date de la mort de Maryse Boutonnier ; l’axe des ordonnées présente quatre entrées dédiées chacune à une lettre du mot mère ; le repère structure un espace qui ouvre ainsi un ensemble de trente-deux points, lesquels sont l’ossature du livre. Cette mort d’une mère implique la première acception du thème du trauma traité dans M.E.R.E. Elle constitue la part biographique de l’entreprise d’écriture, son ressort existentiel, son ventre, sa matrice.

Chaque point, situable par son abscisse et son ordonnée, a pour nom une lettre de l’alphabet polonais qui en comporte justement trente-deux. Le choix de l’alphabet polonais est fondé sur ce fait historique que nombre des camps de la mort nazis étaient situés dans les plaines de Pologne. La Shoah constitue la deuxième acception du trauma appréhendé par M.E.R.E, dans la dimension collective, culturelle, civilisationnelle propre à l’Occident. C’est une articulation intime relative à mon expérience qui nécessite la référence à la Shoah dans ce travail. Seule en effet la fréquentation assidue de la littérature concentrationnaire m’a permis d’élaborer une écriture autour de la charge négative du trauma lié à la mort d’une mère. C’est-à-dire que les textes suscités par la déportation sont le cadre de référence culturel dans lequel j’ai pu trouver les termes adéquats à l’identification de la nature de ce qui m’était arrivé. Il ne s’agit bien entendu pas de comparer un événement, certes tragique, mais au combien banal, de la mort d’une mère, et les souffrances incommensurables endurées par les millions de déportés et d’assassinés. Ce que j’entends, c’est que le travail des grands auteurs tels que Levi, Borowski, Améry et surtout Kertèsz, m’a donné des outils pour circonscrire la part indicible de mon expérience. Aussi, puisque je dois la sauvegarde de ma subjectivité à la littérature issue d’Auschwitz, j’ai essayé d’écrire un authentique livre de l’après Shoah, cherchant à appliquer à la lettre l’art atonal dont parle Imre Kertèsz :


Il était question de « l’art atonal » d’après Auschwitz. Que devient alors le sujet ? Existe-t-il ? A mon avis, il n’existe pas en tant qu’individu. Il se compose d’automatismes, du désir – ou de la volonté – de survivre, ainsi que de bribes de mots. Il lui manque cette cohérence, ce magma existentiel qui relie tout – où les faits naissent et se développent --, ainsi qu’un centre logique où se feraient la synthèse et la ramification en éthique, connaissance et expérience objective.


M.E.R.E contient une dimension narrative constamment contrariée, mais aussi sans cesse relancée, où l’incertitude des motifs déclinés obsessionnellement trouve une bordure dans les événements graphiques nombreux qui relaient, sous forme d’une intense prosodie visuelle
, le manque de consistance propre au cœur fuyant d’un sens qu’aucun énoncé ne parvient à fixer. Dès lors, la poésie intervient dans le livre pour répondre aux exigences liées à son sujet. Le poème est un outil adéquat pour délinéamenter le trauma.

Ainsi, les textes de M.E.R.E sont tramés d’évocations, à la première personne, de la dernière fois que j’ai vu ma mère (elle partait de la maison en ambulance) et de différents moments du processus de destruction des personnes déportées dans les camps de concentration ou d’extermination. Cependant, il reste encore à présenter un dernier terme sur lequel s’édifie M.E.R.E à la façon d’un trépied.

La décision de rédiger cet ouvrage fut prise à la suite d’un rêve qui intervint il y a maintenant quatre ans. Ce songe, entre autres, met en scène un vieux monsieur qui écrit des lettres sur mon avant-bras et me dit que ma mère n’est pas une mère, qu’elle ne parle pas, qu’elle est lamentable. Dans la référence à la Shoah qui constitue le cadre de compréhension du trauma subit, j’ai associé ce geste d’écrire sur mon avant-bras aux tatouages marqués sur les déportés. Mais la psychanalyse dans laquelle j’étais investi alors, et que depuis, après dix-sept ans d’efforts, j’ai terminée concomitamment à la rédaction du présent ouvrage, a induit le discernement suivant. Certain rêve intervient, si l’on en croit la théorie psychanalytique, comme une lettre post datée ; il acte un fait qui a déjà eu lieu, il en informe le sujet dans l’après-coup. Ainsi, j’ai compris de ce tatouage qu’il n’entérinait pas mon entrée dans le camp (que l’on pourrait rapporter ici à l’espace paradoxal même du trauma), bien au contraire, il sanctionne ma sortie.

C’est donc pour réaliser le tatouage du rêve, reçu comme une injonction de soin, que j’ai écrit ce livre. Et les lettres du repère qui structure la composition sont précisément celles que le vieux écrit sur mon avant-bras. D’où l’importance de la photo qui conclue M.E.R.E, sur laquelle on peut voir le tatouage réel inscrit sur mon bras, comme un prolongement et une concrétisation du livre et du rêve qui, ici, se confondent en un même point logique de la démarche.

Les textes, dans leur teneur concrète, sont donc non seulement tissés d’évocations de la dernière fois que j’ai vu ma mère, du processus de la Shoah, mais aussi du récit de ce rêve déterminant.

Pourquoi M.E.R.E, pourquoi ce titre ? J’ai voulu briser le vocable mère, d’où l’usage des points, en lui donnant les qualités d’un monument à la mémoire de l’absente, d’où les majuscules. J’ai cherché à traverser ce mot, à insérer du vide entre ses lettres, pour le faire flotter et rendre possible une vision au-delà. Qu’il cesse d’être ce mur sur lequel je me cogne. Ainsi, entre chaque lettre, je distingue du vide, du blanc, autrement dit, de l’avenir incertain : de la liberté donc.


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1 commentaire:

Christophe Sanchez a dit…

Quel boulot ! Je suis admiratif !
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