dimanche 4 novembre 2012

257 - Le sourire du colporteur


Il m'est arrivé d'être saisi par le fait de la lumière, par l'amplitude de l'espace ou l'idiome secret d'un vent. J'ai eu l'occasion, comme beaucoup, d'être bouleversé par l'expérience d'une présence du monde en soi, telle qu'elle se donnerait en amont de toute explication, de tout sens, de toute implication humaine. J'ai vécu ce retrait des conventions de l'esprit qui laisse place au vide, au rien par le truchement duquel nous apparaît l'étrange et belle matérialité des choses. J'ai goûté cette mise en suspens du jugement, de la pensée quotidienne, et j'ai trouvé cela savoureux. Cet arôme m'a ravi, que délivre la brisure du sens donné (commun), laquelle permet la possibilité d'un sens non encore advenu, c'est-à-dire la possibilité d'une liberté.




Rester fidèle à cet ébranlement de mon rapport au monde impliquerait de prendre la posture du colporteur de Jérôme Bosch. Cet homme s'en va, mal chaussé, vêtu de loques, maigre et fatigué (considérons les cernes qui creusent ses orbites). Il est équipé d'un simple couteau, d'un chapeau, d'un curieux bâton et porte sa marchandise sur le dos.
Son corps est engagé dans la marche mais il regarde quelque chose derrière. Je crois que cette contradiction dans sa posture nous indique qu'il se trouve être le sujet d'un déchirement. Le colporteur est la proie d'un conflit entre un désir de se fixer (peut-être avec cette femme qui semble défaillir sur le seuil de la misérable bâtisse?) et un appel à partir. Son regard triste, si intense, semble attester un naufrage. Cependant, le léger sourire qui flotte dans sa barbe négligée dément ce sentiment d'un désastre et affiche une sorte de sereine et lumineuse résignation. Ce sourire serait l'enseigne d'un pressentiment qu'on pourrait formuler peut-être de la sorte: ma vraie maison est le conflit. Parce que vivre un conflit est une expérience qui rend possible la liberté et que je suis invité, en tant qu'être humain, à être libre.
Cet homme qui part à regret, mal équipé, manifestement blessé à la jambe, ne sait pas ce qu'il fait, agit contre le bon sens et comme malgré lui, mais son sourire nous invite à le suivre dans son intuition de la liberté. D'ailleurs, c'est à elle sans aucun doute qu'il doit d'être colporteur. 

Alors, aux pressions de tout ordre qui m'enjoignent à ne pas me prendre la tête, à jouir sans trop m'en faire, à me laisser aller à la facilité, à être moi-même à la façon d'une entreprise soucieuse de ses performances et de son image, j'oppose le simple sourire du colporteur. Je refuse que ma vie soit autre chose qu'un exercice de l'ébranlement.



Quoi qu'il en soit, les joggers joggent, voilà le vrai mystère.







La lunette d'approche


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