C'est une africaine, ronde, le visage ouvert sous des cheveux tirés en arrière. C'est une caissière - Carrefour Market. Elle commence à parler, le regard perdu à hauteur du torse des consommateurs, à l'accueil il n'y a personne, les gens attendent, c'est une drôle d'organisation, après les gens, c'est pour ça qu'ils sont énervés, ils sont pas patients avec nous. Une dame attend en effet à l'accueil, devant le comptoir désert, sous la douche d'une lumière à la Hopper. Elle continue de parler, droite sur son siège, enregistre les articles mécaniquement, mon mari il est mort, il était malade, il y a quelques mois, elle parle et son regard ne se porte pas vers les clients de plus en plus gênés, il se porte vers un abîme sans fond, il est mort sans prévoir qu'à la sécurité sociale il n'y aurait pas d'argent pour la petite dernière, pour sa fille, il l'avait habituée aux voyages, aux sorties, elle parle comme si ça parlait à travers et malgré elle, et là j'ai pas d'argent, moi j'ai pas d'argent, elle est triste ma fille, son ton est neutre, son timbre est mat, c'est une psalmodie, j'ai demandé de l'aide à l'assistante sociale, et son corps travaille sans elle, il exécute la tâche sans requérir son intelligence, sa créativité, sa présence, trente huit euros cinquante madame, mais j'ai reçu la visite de travailleurs sociaux, ils sont venus vérifier que c'était la bonne adresse, bonjour monsieur, que ma fille vivait bien chez moi, et maintenant ils veulent me l'enlever, je sais pas comment faire, elle enregistre les deux articles de Joseph, cinq euros cinquante, si mon mari avait prévu avant de mourir, moi je sais pas comment faire, ils vont m'enlever ma fille, mais moi je veux pas, je veux garder ma fille... Avant de partir, Joseph prend sa main, lui conseille de se reposer, et puis il disparaît avec dans son sac quelques piles alcaline et ce regard dévasté qui a perdu la trace de son sujet, qui va le hanter quelques heures
et puis il oubliera.
La lunette d'approche
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