samedi 8 septembre 2012

201 - Les labours

Joseph parfois ressent une nostalgie pour les labours du champ qui jouxtait la maison de son enfance. La terre retournée en stries régulières dans les limites franches d'une parcelle était l'expression rassurante d'un espace maîtrisé, d'un temps habité, d'un ouvrage terminé selon les règles d'un art ancien. Il y avait là, sur cette aire aux motifs géométriques, comme une affirmation de la pérennité de l'homme et de sa capacité à faire du monde une scène où loger, où vivre et perpétuer l'espèce. 

Je me souviens comment le petit Joseph courait soudain dans l'argile boueuse, criant, hurlant, seul, frénétique, avide d'espace, comment il chutait, butant sur les énormes mottes de terre retournée, comment il respirait la  glèbe gluante et molle, comment il mordait le flanc étranglé des labours, je me souviens cette furie qui était une quête confuse, le désir fou de prendre place sur la scène des générations, le désir d'être vu par quelqu'un, d'être reconnu, enfin, d'être parlé dans la bouche d'un adulte et, à ce moment même de l'émergence de soi dans la conscience de l'autre, de disparaître et de venir à lui manquer
: d'être la cause d'un désir.

Joseph parfois ressent une nostalgie, indéfinissable, quand il écrit. Il lui arrive alors de penser à Reinhold Messner qui affirmait, devant la caméra de Werner Herzog, que marcher équivalait pour lui à écrire, que les lignes de son avancée sur les versants des montagnes étaient des phrases, des poèmes qu'il égrenait, qu'il dispersait au fil de ses foulées, qu'il s'imaginait souvent marcher sans fin dans les vallées himalayennes, sans but, sans horizon, écrivant à l'infini sur les sentes, à l'encre de ses semelles, les lignes de fuite d'une perspective inassimilable. 









La lunette d'approche

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