vendredi 3 mai 2019

9 aM - peut(-)être un journal





Caviardage extrait de M.E.R.E dans sa version numérique

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[...] l'image n'est pas égale à ce qu'elle représente et ne contient pas de principe d'identité, elle est une différentielle, elle est un écoulement d'identité, une eau.
Jean-Louis Schefer, L'Image et l'Occident
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Il y a des moments. Il y en a d'autres encore. Il y en aura sans moi, un jour ou l'autre. Des arbres un peu dans le vent feront le son qu'on connaît et moi je ne serai plus là pour entendre, pour voir : pour côtoyer. C'est assez difficile à imaginer. Comme il est difficile d'imaginer que dans un peu plus de cent ans, aucun des êtres humains qui peuplent la planète ne sera encore en vie. C'est ce qu'on appelle une idée noire sans doute. Cette idée que des milliards d'êtres humains ne survivront pas au temps qui passe et que cela est absolument normal. Cette prévision d'une hécatombe absolument régulière, lancinante - et normale. Bref, il y aura le vent des arbres, ces menues choses de la lumière parmi le vivant, et nous n'en serons plus. Reste donc que ce jour-ci nous appartient. Il m'appartient. Mon coeur est encore en train de battre. Et cela est absolument extraordinaire. Comme est extraordinaire le tremblement d'une voix humaine considéré depuis le silence intersidéral de l'espace infini, une petite voix humaine dans ce silence hallucinant. La consolation, qu'est-ce, sinon le tapage d'une vie encore en soi? Il n'y a pas de consolation possible.

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          le temps
          l'impossible
          l'origine
          l'autre

le temps nous fait autre
l'origine est l'impossible
l'autre est une version fragmentaire de l'impossible
l'impossible est le moteur du temps
l'origine est le trou à l'oeuvre dans le visage de l'autre
le temps passe à l'autre
          le pays où le temps est un autre - Ortese


j'ai fait l'impossible, cela ne veut pas dire que j'en ai fini avec l'impossible tel qu'il s'est présenté à moi à travers les contingences de mon existence, cela veut dire que j'ai fait l'expérience d'une ouverture qui fait butée. Ce qui se présente comme digne d'intérêt, ce qui se présente donc comme impossible, nous y répondons, nous y travaillons jusqu'à ce terme qui est une béance. Qui est une ouverture. Un jour nous vient cette intuition selon laquelle voilà que cela nous semble bon : c'est fini. Rien n'est résolu pour autant. Mais : on l'a fait. Quoi? Cela reste à dire. Cela restera à dire, pour peu que cela puisse être intéressant que cela soit dit - je ne le crois pas au demeurant. Un jour donc tombe le désir d'en découdre avec cela qui est une butée en forme d'ouverture. Alors apparaît, peut-être, un visage cher. Quelques chose comme un jour, une heure, à partager avec l'être aimée, avec les êtres qui comptent.

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C'est avec beaucoup de joie que je partage ici l'enregistrement de ma participation à l'événement Das Gewirr organisé par Iris Terdjiman et Christophe Guiraud à l'Espace Senghor de Bruxelles il y a quelques mois maintenant. On peut y entendre des poèmes issus de mes explorations des cartes labyrinthiques d'Iris, en dialogue avec la musique de Christophe, ainsi qu'un extrait d'un travail en cours, à base de permutations, provisoirement intitulé Le nom impossible. Je reste un peu circonspect quant à mes intonations... mais l'énergie du live est bien là. 
Il y a quelque chose qui m'intéresse follement dans la rencontre poésie/voix/musique. C'est une déception amoureuse. Un ajournement constant que tant de générations ont déjà goûté, comme quoi jamais le sens et le son ne coïncident tout à fait. Ça coince à un endroit pour peu qu'on ne rabatte pas le poème du côté de la musique ni la musique du côté de l'usage des mots. Pour un poète tel qu'aujourd'hui l'époque en produit tant, et dont je suis, quelles issues possibles à ce désappointement tant recherché? Comment le poème et la musique pourraient-ils s'arc-bouter jusqu'à dispenser une présence qui doive autant à la signification qu'au son, ou bien ni à l'un ni à l'autre pour une tierce chose ?
Il y a ce dossier passionnant, conduit par Laure Gauthier, qu'on peut lire dans la revue remue.net.



Pour écouter l'ensemble des pièces jouées ce soir-là: ici.

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J'ai lu dans un article qu'une baleine s'est échouée sur une plage. On a trouvé six kilos de plastique dans son ventre. Je pense à Gepetto assis à sa table de travail dans le ventre de cette baleine précisément. Qu'aurait-il fait des kilos de plastique accumulés ? Qu'aurait-il dit? Aurait-il pleuré que son fils soit appelé à prendre place dans un monde d'une telle laideur? Aurait-il inculqué la colère à Pinocchio? Aurait-il sculpté le plastique pour donner une forme inouïe à ce désastre imputrescible? Une nouvelle marionnette en plastique? Un autre fils? Un nouvel innocent sur le visage duquel le monde écrirait encore et encore la tragédie de l'être humain?

Je pense à ce que dit Hisham-Stéphane Afeissa, l'auteur d'"Esthétique de la charogne", comme quoi l'horreur n'est pas du côté de la putréfaction mais de l'imputrescibilité des matières créées par l'être humain. Peut-on envisager un gobelet en plastique comme plus repoussant que ce corps de vache en décomposition qu'on croise parfois dans les alpages au cours d'une randonnée?
Voilà une question esthétique de notre temps sans doute.

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Spécialiste en général, il ne manquait pas d'opinions à propos de quoi que ce soit. Il s'accordait au plus grand nombre pour se sentir lui-même. Ce qui entrait en lui en sortait sans subir aucune transformation. Il était un relais efficace dans le réseau communicationnel global. Il avait la présence des voitures lancées à toute vitesse sur les périphériques quotidiens.

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Il nous appartiendra peut-être, dans quelques générations, de nous en tenir à ce souffle en soi ; petit arpent de ce miracle fragile d'un souffle qui traverse de la matière, il nous faudra nous en tenir là peut-être, dans une précarité inassouvissable. Sur l'arête du vif, au plus proche de l'autre bord des naissances, nous recueillerons nos souffles comme autant de vestiges offerts à l'anonymat des pierres.

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Que faire de ces liens affectifs qui se révèlent être, au fil des jours, les objets de ma haine?

Quelle expression adéquate pour défaire cette haine: convertir et transformer?

Quelle question idoine pour horizon?

Répéter inlassablement les formules qui sauvent; voilà qu'aujourd'hui encore le soleil et les nuages s'enlacent aux lettres d'amour. Et ce corps qui m'échoit, celui que j'ai me dit-on, ce corps est béant comme une plaie historique : comme un massacre trop informulable pour entrer dans l'histoire. Je me retourne vers la nuit et ne trouve pas le sommeil ; la veille encombre pour autant. Parfois j'envie la pierre, de nouveau, comme au temps de l'adolescence minée. La pierre : sa douce station immobile, sa posture limpide face aux vents: s'user si lentement que même un désir s'y leurre.

Dans l'épaisseur de la frontière, dans le tumulte terreux des équilibres précaires, tu te contredis et voilà que donne le jour. Autant de fièvres et de regrets. Chaque geste curé jusqu'à l'os du souffle. Demain reste cet événement dans l'heure. Combien de peaux s'entassent dans l'arrière-fond d'une personne? Combien de noms à l'avant des morts? Combien de paragraphes dans l'empan d'une main propre à la caresse? Je reste esseulé, haineux : sans courage ni muscles. Seul m'appartient l'effondrement sans cesse, la giclée de soi hors des mots. Le reste d'une chair qu'on frappe contre un mur encore et encore.

c'est la nausée qui me traverse, la nausée d'un espoir que je réprime : perdre jusqu'à la présence à soi-même. Ni subvertir le pourquoi, le comment. Jeter le vif et que mort s'écorche à même un cri le plus ample possible. Nul ne peut en ce domaine. Rien ne renseigne ici. Il y a la consistance d'un échec, le marasme le plus aigu qui soit : une pure négligence morale. Un regard de peu, quelque chose comme une intrigue sans personne. Seules des pierres peut-être. Ma bouche sait dans un silence. Le sceau d'un élan réprimé. La marque du rejet sur la joue. Mon oeil est noyé de grammaire. Il ne voit plus, il est maintenant cette inflexion légère de l'esprit à la fin d'une phrase qui compterait. Réel demeure le point de fuite. Le reste est à l'encontre du vif, s'oppose au retournement des cordes vocales : éraillé le cri mène au loin.

Qui sera apte à m'arracher la tête? Qu'enfin l'absence mène mon corps à la danse véritable! Quel sera le geste d'amour pour que soit délivré le concert de mes organes?

Filer la trame d'un renoncement qui ne serait pas du semblant. Sur les branches les fleurs promettent d'autres saisons. Je n'entends pas les flots de sang qui migrent vers l'informulable. Ce chant à vrai dire. Il y a cela oui qui importe. Ce chant devenu l'ombre d'une tombe encore à venir. Ce n'est pas la profondeur attendue. C'est seulement le linéament esquissé sur une lèvre de la poussière. L'épaisseur d'un corps, que pourrions-nous défaire de cela? Un présence collée à l'infortune. Le visage d'une défaite pour horizon. À quoi? À qui la mort tient-elle? À nous, elle nous veut dans cet élan joyeux qui nous incombe. La lumière veut bien désormais. On dirait la jeune fille qui acquiesce. La voix d'une affirmation aussi dense que le vent pris d'une hésitation.

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Avec le recul de plusieurs dizaines d’années, ce n’est pas faire offense à la tragédie des juifs, ni la minimiser, que de considérer l’Holocauste comme une expérience universelle, un traumatisme européen. Finalement, Auschwitz ne s’est pas produit hors de l’espace et du temps, mais la culture occidentale, et cette civilisation est une survivante d’Auschwitz au même titre que les quelques dizaines  ou centaines de milliers de d’hommes et de femmes disséminés dans le monde entier qui ont vu les flammes des crématoires, qui ont senti l’odeur de la chair humaine brûlée. Ces flammes ont anéanti toutes les valeurs européennes que nous estimions jusqu’alors, et à ce point zéro de l’éthique, dans ces ténèbres morales et intellectuelles, le seul point de départ possible est ce qui a produit ces ténèbres, à savoir l’Holocauste.
Imre Kertèsz, La langue exilée, L'holocauste comme culture, Actes Sud

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En lisant Kertèsz, de nouveau, pour préparer mon intervention au café psy d'Ombres blanches organisé par Serge Vallon.
Écrire contre Auschwitz, tout contre Auschwitz. Opérer ce passage du donné au destin. Auschwitz demeure la mythologie à l'aune de laquelle éprouver un savoir qui consiste. Un savoir de quel objet? Un savoir du destin. Parce qu'Auschwitz est précisément la mécanique infernale qui soustrait les êtres humains à la responsabilité de leur destin. Auschwitz serait cet opérateur négatif, à l'oeuvre dans chaque instant de nos vies, par lequel nous passons sans cesse à ceux qui occupent une fonction sans plus exister pour eux-mêmes.

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Caviardage extrait de M.E.R.E dans sa version numérique

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